Une moyenne d’âge de plus en plus basse et un quotidien plus difficile que l’année dernière : c’est le double constat des bénévoles, travailleurs sociaux et personnes à la rue, au crépuscule d’une année maudite.
Crise sanitaire oblige, les précaires le sont encore plus qu’auparavant. Une vague d’étudiants et de travailleurs saisonniers durement touchés par deux confinements successifs vient désormais grossir les rangs des bénéficiaires accompagnés par des associations et maraudes venant en aide aux SDF et foyers défavorisés.
Avec la fin des regroupements, la mort du lien
Président de l’association La Piraterie, qui héberge des femmes en situation de précarité et leurs enfants pour une durée indéterminée au sein d’une grande demeure mise à disposition par Bordeaux Métropole, Rachid a pris l’habitude d’écumer les épiceries et magasins partenaires quotidiennement pour récupérer les fruits et légumes frais invendus.
Mais si son équipe de bénévoles et lui-même avaient ensuite l’habitude d’en faire profiter leurs bénéficiaires réguliers autour d’un déjeuner baptisé La Tablée, il a fallu composer avec le confinement et l’interdiction de se regrouper :
« Avant, le but était de créer du lien social tout en restant fidèle à notre mission initiale d’anti-gaspillage alimentaire. Avec le confinement, on a dû transformer La Tablée en maraude mais il y en a de plus en plus à Bordeaux donc on a choisi de se concentrer sur l’aide alimentaire aux squats et aux assos. »
Reconnue d’intérêt général depuis le mois d’août, La Piraterie redistribue chaque année aux associations du coin plusieurs tonnes de denrées collectées auprès des supermarchés partenaires. Ce jeudi-là, Rachid peut compter sur un voisin bénévole, Grégoire, qui conduira son fourgon pour la matinée de collecte.
Champignons frais, potimarrons, bananes, pain ou poulets entiers : les cagettes se suivent et ne se ressemblent pas. Mais on ne sait jamais ce qu’on va trouver, comme le confirme Rachid, qui finit la matinée en ressortant quasi bredouille du dernier magasin :
« C’est le jeu : parfois on a plein de magrets de canard et c’est super, d’autres, comme aujourd’hui, on n’a que cette petite cagette de salades et de yaourts mais on aura mieux la prochaine fois… ou pas ! »
De retour au QG, les bénévoles de deux associations de la métropole les attendent, camionnettes ouvertes prêtes à être chargées : l’ADEC (Association pour le développement et l’échange culturel) et l’AJHAG (Association jeunesse des hauts de Garonne).
Présidente de l’ADEC, Fatima raconte comment, covid oblige, elle et ses bénévoles vont devoir réinventer le réveillon de la solidarité :
« Puisqu’on ne peut pas se réunir dans une salle comme on fait habituellement, on va procéder à la distribution de colis alimentaires directement chez les gens, en allant frapper à leur porte ou en allant à la rencontre des personnes dans la rue. »
Réinventer la solidarité
Réinventer la solidarité, tel est aussi le crédo du mouvement citoyen national #PourEux, propulsé par les réseaux sociaux lors du premier confinement. Dans plusieurs villes de l’Hexagone, des anonymes s’organisent ainsi pour venir en aide aux plus démunis de leur quartier et alentours, en leur livrant chaque midi des repas chauds cuisinés par des restaurants partenaires ou des particuliers solidaires, à trottinette ou à vélo.
A Bordeaux, Anne-Sophie, photographe indépendante, fait partie des livreuses de la première heure. Comme elle, la vingtaine de « riders » solidaires réguliers est essentiellement féminine, quadragénaire et à son compte.
Mais pas seulement ! Ce lundi-là, Xavier mais aussi David et son bi-porteur retrouvent Emilie et Laetitia pour aller déposer des vêtements chauds aux sans-abris installés près du marché des Capucins, en plus de deux repas chauds préparés par une famille dont les enfants ont agrémenté le menu de Noël (rôti de poulet, purée de pommes de terre, confit de Noël, clémentines et fromage) d’un joli dessin de sapin.
Avec la période des fêtes et l’arrivée du froid, les extras sont en effet les bienvenus pour réchauffer les cœurs autant que les estomacs, comme le souligne Emilie, qu’une amie a chargée de redistribuer plusieurs colis de Noël composés de mitaines tricotées main, de chocolats artisanaux, d’une brosse à dents et d’un savon.
Quelques coups de pédales plus loin, entre le resto U’ et l’entrée du parking des Capus, Nathalie, Nasser et Bertrand les accueillent comme de vieux copains. Si cette année fut particulièrement rude pour les trois comparses de rue, Nathalie salue la gentillesse et l’esprit de solidarité dont ont globalement fait preuve les Bordelais durant la crise :
« C’est sûr qu’il y avait beaucoup moins de monde dans les rues et qu’on s’est senti très seuls pendant les confinements, surtout le premier, mais j’ai trouvé les gens plus avenants, beaucoup venaient aussi prendre de nos nouvelles. »
Une attention qui les aide quotidiennement à tenir en cette période éprouvante. Laetitia acquiesce. Engagée depuis le printemps dernier, elle ressent le besoin de contact et d’échange plus impérieux encore que lors du premier isolement imposé :
« Je constate qu’on voit beaucoup plus de monde à la rue par rapport au premier confinement. Mais au-delà de la nourriture, ils ont besoin de réconfort, de sourires, de discuter… et plus encore en période de Noël. »
L’autre troisième vague
Cette nécessité de contact, Estelle aussi la relève jour après jour. Réinsérée depuis une dizaine d’années après en avoir passé sept dans la rue, la Présidente de l’association La Maraude du Cœur, à l’origine des aires d’accueil solidaires montées il y a un mois et demi, alerte :
« L’autre troisième vague, elle est là et elle est psy. Vous voyez comment le reste des citoyens vit confiné ? Alors imaginez quand vous êtes précaire et à la rue. On fait ce qu’on peut avec les maraudes mais on n’est pas psy : on a peur de dire un mot maladroit, de mal formuler un conseil, de ne pas savoir quoi répondre à la détresse… Mais on bosse actuellement à développer des maraudes avec un psychologue pour leur apporter l’écoute et le soutien dont ils ont tellement besoin. »
Le jour pluvieux où nous retrouvons Estelle près de l’aire d’accueil récemment apparue sous l’allée de platanes située sur les quais près des Quinconces, Némo (pseudo), est lui aussi au bout du rouleau. Mis à la porte par sa famille à l’âge de 15 ans en raison de son homosexualité, le saisonnier niçois de 19 ans a dû se résoudre à dormir dehors après avoir perdu son emploi en même temps que l’hébergement offert par Le Refuge à la rentrée. S’il reçoit avec plaisir les petits cadeaux offerts par une bénévole du collectif #PourEux, son amie Pixie, 22 ans, elle, est plus mitigée :
« C’est triste qu’il faille tout ça pour que les gens se rendent compte qu’on existe. On n’a attendu ni le covid ni Noël pour être dans la rue mais c’est comme s’ils ne nous voyaient pas le reste du temps. »
Pour être passée par là, Estelle, elle, reste joignable quasi nuit et jour. C’est d’ailleurs pour pallier le manque d’accompagnement les week-ends qu’elle a créé La Maraude du Cœur il y a trois ans. Bouteilles d’eau, vêtements, croquettes pour les chiens, lampes torches, dentifrice… elle note scrupuleusement ce dont chacun a besoin pour le lui apporter le lendemain.
Un risque de crue au bulletin météo et elle enfourchait son scooter à 1 heure du matin pour s’assurer que personne ne doive migrer au beau milieu de la nuit lorsque les tentes s’abritaient encore sous le Pont de Pierre. Le couvre-feu ? Pas un problème :
« On s’en tient à un parcours bien défini dans la convention et on limite nos maraudes à 6 personnes pour pouvoir continuer à assurer notre mission. »
Bien qu’elle reconnaisse l’implication d’Harmonie Lecerf, adjointe chargée de l’accès aux droits et des solidarités de la nouvelle équipe municipale, elle regrette qu’aucune solution pérenne ne soit apportée :
« On a bien vu avec le Palais des Sports et la rue Sainte-Catherine que les parkings ou le béton ce n’était plus possible : tous ces publics mélangés, avec parfois le problème de l’addiction en fond, ça créé des tensions qui menacent d’exploser à tout moment. Ce qu’on demande n’est pas très compliqué : un bout de terrain à proximité des transports, un Algeco avec des douches, des toilettes sèches et c’est tout. »
A bon entendeur ?
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