Rue89 Bordeaux : 90% des femmes en situation de handicap relèvent des violences verbales et psychologiques, 60% d’entre elles ont subi des abus physiques, 50% ont été victimes de viols, tentatives de viol ou de prostitution. Plus de la moitié n’en ont jamais parlé. La totalité des femmes interrogées a fait au moins une tentative de suicide… Les chiffres rapportés par votre étude sur les violences faites aux victimes de handicap sont glaçants. Vous y attendiez-vous ?
Johanna Dagorn : J’ai l’habitude d’être confrontée aux discriminations et violences faites aux femmes dans mes enquêtes sociologiques, mais celle-ci est humainement la plus difficile que j’ai eu à mener. Au cours notamment de mes entretiens individuels avec plus de 40 femmes, qui ont chacun duré entre une et trois heures, c’est la première fois que je rencontrais des victimes de violences dans toutes les sphères de leurs vies. Une femme cadre peut par exemple subir des violences conjugales et ne rencontrer aucun problème dans son travail et ne pas avoir été victime d’inceste. Là elles ont toutes parlé d’inceste dès l’enfance, de harcèlement à l’école et/ou de maltraitance médicale ou gynécologique, de violences conjugales…
« Ce n’est pas si grave »
C’est très inédit et le plus dur c’est qu’à la fin de quasiment tous les entretiens, chacune me disait : « ce n’est pas si grave, il y a pire. » Comme elles ont toujours connu des violences, elles les ont banalisées, et ces agressions font partie des limites de la normalité. Un tel continuum d’agressions est pourtant à ce point là inhumain, et leur capacité de résistance l’est aussi.
Comment a été déterminé le panel de l’étude, et est-il à vos yeux assez large et représentatif ?
Il ne sera jamais représentatif, mais révèle des tendances fortes. Près de 200 personnes ont répondu à un questionnaire, et plus de quarante autres ont été interrogées individuellement, ce qui représente un matériau important. L’enquête traite avant tout du parcours de ces femmes, et se veut donc plus qualitative que quantitative. Les questionnaires ont aussi été adressés aux professionnels, proches et familles de personnes concernées, ce qui a permis de croiser les témoignages. Tandis que ce sont surtout des personnes en situation de handicap moteur qui ont répondu au questionnaire, j’ai pu pallier certains manques en entendant beaucoup de personnes en situation de handicap mental ou psychique.
Ainsi, si la quantité de l’échantillon est discutable, la diversité du panel a permis de rencontrer des femmes de tous milieux sociaux et professionnels. J’ai pu échanger avec des femmes en situation de handicap, notamment psychique, suite aux violences et aux traumatismes ainsi générés, et d’autres victimes de violences parce qu’elles sont en situation de handicap. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
Les femmes en situation de handicap déclarent deux fois plus que les autres avoir subi des agressions incestueuses durant leur enfance, et plus de la moitié de celles que vous avez entendues affirme avoir été victimes de tels crimes. Comment l’expliquer ?
C’est ce qui ressort du questionnaire mais je pense que le chiffre est sous-estimé car toutes les femmes avec lesquelles j’ai parlé m’ont dit avoir été ainsi agressées dans le cercle familial – quand on estime que dans la population générale, une personne sur 10 a été agressée par un membre de sa famille.
La raison principale, c’est la vulnérabilité et le moindre risque que prennent les agresseurs en cela. Il reste tout de même certains freins chez les auteurs potentiels, dont la crainte que la victime puisse parler. Quand celle-ci est en situation de handicap mental, il y a encore moins de risque de se faire prendre… C’est la double peine pour ces victimes en situation de handicap ou présentant des problèmes psychiques. Leur crédibilité pâtit de deux stéréotypes : femme, donc hystérique, et folle. Elles sont rarement crues lorsqu’elles en parlent, en dépit des témoignages. Et plus elles vont s’énerver et se mettre en colère, moins on va les croire.
« En raison de leur parcours, elles ont peu confiance aux institutions, et se tournent davantage vers les associations dédiées », écrivez-vous. Pourquoi ?
Comme elles ont souvent été maltraitées et ce dès l’enfance, elles ont une vraie défiance, et surtout les femmes les plus pauvres. Quand bien même elles n’ont jamais eu de mauvaise expérience, ni parfois jamais rencontré un policier ou un gendarme, elles préfèreront ne pas aller porter plainte, car on a toujours une appréhension avec ce qu’on ne connaît pas. Elles se tournent donc vers des associations mais celles qu’elles connaissent, qui sont fléchées handicap, même si elles ont été victimes de violences conjugales.
Un problème de repérage
Or ce sont des métiers où les gens ne sont pas formés à repérer et traiter ces problèmes. Et les professionnels du secteur médico-social se retrouvent face à des conflits de loyauté terribles car beaucoup ne savent pas ou peu de choses sur le secret partagé : à quel moment ont-ils l’obligation de dénoncer des faits ? Il y a donc urgence à leur dispenser des formations en ce sens, ce que commence à faire les associations dédiées, avec le soutien de l’Etat et des collectivités territoriales.
Comment expliquer que 40 % des femmes en situation de handicap relèvent également des violences économiques et administratives, et quelle est la nature de celles-ci ?
Quand on est dans une situation de précarité, les 500 euros de l’allocation adulte handicapé, plus les 423 euros de l’allocation proche aidant, soit presque 1000 euros au total, cette somme représente une manne financière non négligeable. C’est un grand classique que les conjoints violents enlèvent les ressources des femmes, ça l’est d’autant plus quand celle-ci est sous tutelle.
Pour les femmes en situation de handicap moteur, il est pourtant très compliqué de quitter un bourreau domestique : qui va alors s’occuper de leur toilette ? Certaines qui ont pris le risque peuvent se retrouver dans une situation sanitaire et hygiénique catastrophique. Des départements ont expérimenté des dispositifs de déconjugalisation des handicapées victimes de violence conjugales, comme la Gironde. Il faudrait les systématiser partout en France.
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