« Une institution judiciaire paupérisée et dégradée » : ces paroles sont celles d’une élève de l’École nationale de la magistrature, mercredi 10 décembre, devant le tribunal judiciaire de Bordeaux. Comme elle, 300 auditeurs de justice, magistrats et avocats se sont rassemblés pour une mobilisation inédite lancée par l’ensemble des syndicats de magistrats et de greffiers.
En août dernier, le suicide d’une jeune magistrate dans le nord de la France attisait l’indignation et la colère de toute une profession. Le 23 novembre, dans une tribune publiée dans Le Monde, un collectif de magistrats et de greffiers dénonçait une « justice maltraitante » et un « affaiblissement de l’État de droit ». Cette tribune est signée par plus de 7 000 personnes, dont plus de 5 000 magistrats sur 9000 en France. L’ampleur de la colère est sans précédent.
Manque de moyens
Sur les marches du tribunal judiciaire de Bordeaux, Denis Roucou, président du tribunal correctionnel de Bordeaux, a fait état d’une motion votée à l’unanimité par les magistrats du siège et du parquet, le 10 décembre dernier, lors d’une assemblée générale :
« Nous regrettons de ne pouvoir exercer nos fonctions dans des conditions dignes, tant pour nous, que pour les justiciables. La France compte deux fois moins de juges et de personnels de greffe, quatre fois moins de procureurs que la moyenne européenne. Nos outils informatiques sont trop souvent inadaptés ou obsolètes. »
Marie-Noëlle Courtiau-Duterrier, vice-procureur au parquet de Bordeaux et secrétaire de l’Union syndicale des magistrats, un syndicat pourtant historiquement opposé à la grève, a relaté des conditions de travail où la justice ne peut être rendue dignement :
« Nous refusons de sacrifier notre santé pour pallier les carences de l’État. Nous dénonçons la succession de réformes mal préparées et mal rédigées qui ne sont pas accompagnées par les moyens nécessaires à leur mise en œuvre. C’est un cri de colère et d’alarme. »
Et pourtant, dans la matinale de France inter ce jour même, Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice, évoquait des « budgets historiques en hausse de plus de 8% » pour le secteur de la justice. Quant à la surcharge de travail, il ne viendrait pas seulement, pour le Garde des Sceaux, d’un manque de moyens mais de problèmes de « répartition du travail et de management ».
« Insuffisance chronique de personnels »
Un discours qui passe mal du côté des magistrats, des greffiers et des avocats mobilisés. Maître Estellia Araez est avocate au barreau de Bordeaux et membre du Syndicat des avocats de France :
« Il y a une augmentation du budget oui, mais qui est destiné à la pénitentiaire (NDLR : la construction de prisons) et au parc informatique. Pas au recrutement de magistrats et de greffiers. »
Quant à l’augmentation du nombre d’auditeurs de justice recrutés à l’ENM énoncé par le Garde des Sceaux, il s’agit d’un leurre pour le président du tribunal correctionnel de Bordeaux :
« Les concours viennent d’avoir lieu. Cette année, pour la rentrée 2022 donc, ce sont 100 auditeurs en moins qui ont été recrutés à l’ENM. Peut-être que leur nombre va augmenter, mais pas cette année en tout cas. Aujourd’hui les recrutements dans la justice concernent des vacataires, des personnes à qui l’on va confier des tâches de greffiers ou de magistrats alors qu’ils n’ont pas reçu la formation. »
Sucres rapides
Ces « sucres rapides », tels que nommés par Éric Dupont-Moretti, ont été recrutés au nombre de 1000 pour l’année 2021. Il s’agit de contrats courts (un an ou trois ans) de greffiers ou de juristes qui ne permettent pas de faire face à l’insuffisance de moyens humains, estime une auditrice de l’ENM :
« Nous sommes tous devenus auditeurs pour l’intérêt général et pour rendre une justice humaine individualisée. En tant que stagiaires, nous avons trop souvent été utilisés pour pallier à l’insuffisance chronique de personnels dans les juridictions. »
Un autre étudiant de l’ENM décrit, lui, des audiences qui se « terminent très tardivement », ou encore une audience pénale où « une victime mineure d’agressions sexuelles voit son affaire renvoyée pour la troisième fois ». Pour ces futurs magistrats, la justice française ne tient que grâce aux « sacrifices personnels et professionnels de ceux qui la composent ».
D’après la Commission européenne, le budget français alloué à la justice est en-dessous de la moyenne européenne avec 69,5 euros par an et habitant en France, soit 0,2% du PIB. En comparaison, l’Allemagne a un budget justice de 131 euros par an et par habitant – incluant toutefois, précise le ministère de la justice, les conseillers des prud’hommes ou les juges des tribunaux de commerce, qui sont bénévoles en France.
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