C’est en passant à Cracovie que je me suis souvenu de notre instituteur qui nous avait projeté « Nuit et brouillard », le film d’Alain Resnais. A la fin, il nous a posé une effrayante question : « Qu’auriez-vous fait à cette époque ? » J’avais dix ans à peine.
A l’aube, après 2900 kilomètres parcourus en 48 heures, nous devons arriver à Lviv en Ukraine, pour livrer une ambulance, du matériel médical et des médicaments pour les hôpitaux. A la frontière, notre convoi est retenu au poste de Medyka. Six véhicules et quatorze personnes. Quatorze sapeurs pompiers. Il nous est formellement interdit de porter l’uniforme. Certains collègues décident de découdre blasons et liserât rouge de leur pantalon. Les logos des véhicules sont remplacés par de simple « Action Solidaire Pompiers » ou encore « Rescue Fire ».
Un flot permanent de réfugiés franchit la frontière. 1200 réfugiés par heure. Une cadence qui laisse présager de ce qui se trame là bas. Les services polonais sont d’une efficacité extraordinaire et de très nombreuses associations et ONG sont présentes pour accueillir quotidiennement des dizaines de milliers de réfugiés en partance pour l’Europe : tout est gratuit, hébergement, cartes Sim, soins médicaux, transports…
Cette nuit, une trentaine de missiles est tombée à 20 km à peine de la frontière polonaise sur la base militaire de Yavoriv : 135 blessés, 40 morts. Nous étions attendus dans une caserne de Lviv pour éventuellement prêter main forte aux pompiers ukrainiens. Mission annulée. Les autorisations comme les portes se referment une à une, sans trop savoir ce que sera demain.
La nuit approche et les drones de surveillance militaires ont fini de planer au dessus de la caserne qui nous abrite pour la nuit.
En route pour Lviv
Malgré les événements de la veille et contre toute attente, l’autorisation est enfin délivrée pour un « stop and go » de quelques heures. Retour impératif avant la nuit précise l’ambassade d’Ukraine. Il est 6h15. Il fait -6 degrés. Il faut prendre la route. Et les drones vrombissent déjà.
En quelques minutes, notre convoi reprend vie. Les kilomètres qui nous séparent du poste frontière ne sont qu’une formalité, comme notre passage en Ukraine. Nous sommes recommandés par le ministère. Les initiatives individuelles ne sont quant à elles pas forcement vues d’un bon œil et nombre de prétendants au voyage se font refouler d’Ukraine.
90 km nous séparent de Lviv. La route peu carrossable est néanmoins praticable. On trouve quelques stations encore en service mais il ne reste guère que du gazole. Des milliers de voitures ont été abandonnées sur les parkings. Les longues processions de réfugiés épuisés qui transitent à pied vers la frontière ont disparu. Les longues files d’autocars aussi.
La campagne est telle qu’on l’imagine. L’hiver perd peu à peu son manteau blanc et les forêts de bouleau s’étirent à l’infini. Paysages mélancoliques. Des cheminées qui fument, fermes hors d’age, vieilles Lada, vieilles personnes hors d’ages aussi.
Aux urgences
La localité de Staritchi est très proche. Les missiles russes largués la veille y ont tué des combattants volontaires, affirme Moscou. Nous poursuivons la route, sans traîner.
Check-points, sacs de sables empilés, barricades de fortune, hommes en armes, brassards jaune et bleu, drapeaux ukrainiens se multiplient à l’entrée de Lviv. Nous sommes précipites dans les embouteillages et le tohu-bohu d’une ville d’un million d’habitants. Notre GPS nous oriente prestement vers l’hôpital ou nous attend Yaresma, le chef de service des urgences et de gestion de crise.
Ambulances et militaires se trouvent en nombre aux urgences. Bâtiments aux ouvertures masquées par de larges panneaux de bois, sacs de sable empilés le long des façades, barricades, véhicules funéraires à la file, cercueils enfournés à la hâte… l’accueil est glaçant pour celui qui n‘aurait pas encore pris conscience de la situation.
Yaresma est visiblement accablé, les heures passées ont été délicates. Beaucoup de victimes à prendre en charge, beaucoup de morts et peut être plus encore que ce qu’il nous laisse imaginer. Il s’efforcera malgré tout de nous donner le change avec une extrême gentillesse.
Resté sur place
Les formalités d’usage sont vite réglées, les médicaments et matériels de premiers secours seront dispatchés dans les différents hôpitaux. Les véhicules sont déchargés sans tarder. Notre VSAV (Véhicule de Secours et d’Aide aux Victimes) prendra la route sans doute vers Kiev. Sans aucun doute une goutte d’eau dans cet océan de malheur. Plus d’une centaine d’ambulances auraient été prises pour cible depuis le début du conflit. Juste le temps de convenir de se revoir au plus vite avec un nouveau convoi.
Chacun regagne son véhicule et le petit convoi disparaît dans la poussière et le bruit de la ville. Je reste là, sur le bord du trottoir, comme convenu discrètement avec le chef de la mission. Un mini sac comme simple bagage. Un boîtier, un objectif 35mm, une carte de presse, une tablette, un caleçon, une brosse à dent. Un téléphone. Je rejoindrai le reste de mes collègues plus tard à la frontière. Ou pas.
Je ne parle pas un mot d’ukrainien, je ne connais rien de Lviv, je n’ai aucune accréditation, juste un seul contact. Impossible pourtant de quitter Lviv sans témoigner de ce qui se passe dans les services d’urgence.
A l’abri
Je passe la fin d’après-midi dans l’hyper-centre de Lviv avec Yaresma. La guerre qu’on ne voit pas est bien là. Le couvre-feu débute et les premières alertes tombent avec la nuit. Il est temps de se mettre à l’abri.
C’est un bunker, véritable labyrinthe souterrain construit durant la seconde guerre mondiale qui nous sert pour l’heure de refuge. L’accès se fait par une lourde porte métallique au fond d’un petit jardin collectif. Les voisins se pressent dans le petit escalier crasseux qui nous plonge dans un épouvantable décor. Il fait un froid de canard et le chauffage électrique branché à la hâte rend l’âme.
Une misérable lumière dessine d’effrayantes silhouettes sur les murs humides et gris, comme une invitation aux pires cauchemars. Quelques personnes sont rassemblées dans une pièce meublée de bric et de broc. On partage boissons, nourritures, sourires, espoirs et encouragements.
L’histoire bafouille à nouveau et tous s’interrogent. C’est ici, tout au fond de cette cave comme partout ailleurs dans la ville de Lviv occupée qu’a débutée en juillet 1941 la vraie terreur.
Couvre-feu
La sirène signe la fin de l’alerte. Chacun regagne son logement. Un voisin m’accueille pour le reste de la nuit. Appartement improbable, douillet et confortable, à cinq minutes de notre insupportable souricière, où je suis invité à partager pour quelques heures un grand lit, avec deux petits deux chats dodus qui me rejoignent sans tarder.
Menace permanente, les fenêtres de l’appartement donnent un accès direct sur un imposant hôpital militaire. Beaucoup de victimes y sont transportées sans discontinuer. Civiles et militaires, elles viennent de toutes parts, tous les jours, toutes les nuits.
Il est six heures, le couvre feu est levé. Je file sans tarder rejoindre Yaresma qui multiplie les démarches pour moi – obtenir une autorisation de photographier comme accéder à hôpital n’est pas simple.
A peine arrivé dans l’enceinte de l’établissement, une nouvelle alerte nous conduit directement dans les sous-sols du bâtiment des urgences. Une vingtaine de personnes s’activent là, dans le centre d’appel réaménagé au fond des caves. Les téléphones sonnent sans cesse, comme autant d’appels à l’aide.
Retour à Przemyśl
Il est midi passé. Maintenant, en ville, aucune ambulance ne circule pendant l’alerte. C’est la règle. Yaresma me rejoint, préoccupé. Il faut attendre, encore. Il n’y aura pas de photographies ici, je le pressens. Il y a des choses qu’on ne peut pas voir, il y a aussi des choses qu’on ne peut pas montrer. La nuit suivante, l’aéroport de Lviv sera bombardé. Les militaires filtreront les images, autant que les zones pilonnées. L’alerte est enfin levé, je trace vers la gare.
C’est un important nœud ferroviaire avec pas moins de neuf lignes qui y convergent. La plupart des villes ukrainiennes sont reliées directement à Lviv et les trains sont nombreux en direction de Przemyśl, à la frontière polonaise.
Aux abords de la gare, ce sont des milliers de réfugiés et voyageurs qui errent, versés heure après heure dans une véritable fourmilière. Un flot incessant de misère qui s’agglutine dans les couloirs et sur les quais. Secouristes, volontaires et humanitaires sont présents partout. Les contrôles policiers sont incessants par peur d’agents infiltrés et de terroristes russes.
Nouvelle alarme. Je range mon boîtier au fond du sac, il n’y aura pas d’images. La nuit approche, je saute dans le dernier train pour rejoindre mon équipe en Pologne. A bord, il n’y a pas d’hommes. La conscription interdit aux adultes de moins de soixante ans de quitter l’Ukraine. Les femmes et les enfants, eux, viennent de tout le pays. Tous les visages témoignent des horreurs de la guerre. Pas un cri, pas une larme.
« Pourquoi faites-vous cela ? »
Les wagons glissent vers la frontière dans un silence absolu. Ici cette mamie dépenaillée, brisée au-delà du supportable fuyant seule Kharkiv sans le moindre bagage. Souffrance, effroi, déchirement, terreur, tous les passagers sont les acteurs d’un épouvantable tableau. Une jeune maman d’Odessa et ses deux enfants de 6 et 8 ans viennent de traverser seuls l’Ouest de l’Ukraine sans le sou à pieds, durant plusieurs jours, pour rejoindre Krakovets’.
Une étudiante qui abrite de ses bras sa mère et son frère totalement terrorisés, s’excuse d’afficher sa détresse. Terrés dans leur maison, ils ont quitté leur village bombardé jour et nuit, depuis une semaine. Là, une jeune trentenaire en pleurs est inconsolable. Elle a vu mourir son amie de froid et d‘épuisement. La peur est partout, la paix nulle part.
Le lendemain, un avion affrété par le département des Alpes-Maritimes décollera de Lublin en Pologne pour transporter 165 réfugiés vers Nice. Les sapeurs-pompiers accompagnent une maman jusqu’à l’embarquement. A bord, son bébé, épouvanté, visage émacié s’endort pour la première fois depuis trois jours. Emue aux larmes, elle m’interpelle : « Pourquoi faites-vous tout cela ? »
Qu’aurions-nous pu faire d’autre ?
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