À chaque élection présidentielle, c’est peu la même musique. Sur les neuf communes qui composent le canton de la Presqu’île, Marine Le Pen est arrivée en tête dans cinq d’entre-elles : Sainte-Eulalie, Ambès, Ambarès-et-Lagrave, Saint-Louis-de-Montferrant et Saint-Vincent-de-Paul.
Dans ce village d’un millier d’habitants, Marine Le Pen a recueilli 39,30% des suffrages, soit six points de plus qu’en 2017. Sans que son maire, Max Colès, qui se dit « apolitique », ne puisse expliquer les raisons d’un tel vote dans sa commune « tranquille », sauf lors du mouvement des Gilets jaunes.
Entre verdure et zones pavillonnaires, le vote pour l’extrême-droite semble se ranger du côté de la contestation plus que la conviction, dans ces communes de la rive droite délaissée des « politiques publiques » de la Métropole et de l’État, d’après certains élus.
Bascule politique au bec d’Ambès
Petite commune au nord est de la presqu’île, Ambès est quasiment coupée du monde, coincée entre le Bec éponyme qui plonge dans la Gironde, la Dordogne et les prairies inondables. Dans cette bourgade de 3000 habitants, Marine Le Pen a remporté 33,69% des suffrages dimanche dernier. Une forte progression puisqu’en 2017, la candidate RN avait récolté 27,24% des votes, derrière Jean-Luc Mélenchon, en tête avec 28,26% des votes.
Un virage d’un extrême à un autre, qui surprend une des habitantes rencontrée. Christelle, 32 ans, balade sa fille de deux mois en poussette. Aide-soignante de profession, elle a récemment acheté une maison avec son conjoint à Ambès :
« J’ai toujours voté à la présidentielle, toujours à droite. Je ne savais pas que Marine Le Pen était arrivée en tête au premier tour ici. Mais c’est vrai qu’il y a beaucoup de classes moyennes, obligées de s’éloigner de Bordeaux avec le prix du logement. Je pense que le vote à l’extrême c’est pour exprimer un ras-le-bol. »
« Historiquement, Ambès était un canton de gauche qui petit à petit bascule », estime anonymement une élue locale, qui rappelle le passé industriel de la commune, puis « le gros déclin » après la fermeture de la centrale électrique EDF ou l’usine Esso. Alors que ces entreprises avaient construit des logements pour leurs ouvriers, certains d’entre eux ont été rachetés par des marchands de sommeil, pour les louer à des publics très précaires ou des étrangers, raconte-t-elle – la métropole et la commune ont, ou, s’apprêtent à préempter certains de ces immeubles.
Cité-dortoir
Aujourd’hui, Ambès est une cité-dortoir, où la plupart des habitants travaillent ailleurs dans la métropole bordelaise. Aussi, ce mercredi matin, la place centrale est déserte. « Faut venir le mardi, c’est jour de marché, mais il y a pas beaucoup de stands », prévient la propriétaire du bar/tabac de la ville.
Sur les bords de la Dordogne, Jean-Jacques se balade avec ses deux petits-enfants. Ancien cadre dans le BTP, il a eu un cancer à cause de l’amiante, reconnu comme une maladie professionnelle. Originaire du Lot-et-Garonne, il s’est installé à Ambès pour être plus près de sa fille et de ses petits-enfants.
À 63 ans, Jean-Jacques touche 800 euros de retraite par mois. Il a été parmi « les premiers » Gilets jaunes à « monter » à Paris. Plusieurs fois, il raconte avoir été gazé et embarqué, alors « Macron, ça dégage ». Lui qui a toujours voté à droite, « assume » de voter pour Marine Le Pen en 2022 :
« Ici, je ne pense pas qu’il y ait de problème de racisme proprement dit. Le problème, c’est plus la gestion de l’immigration. Les migrants viennent, on réquisitionne des logements pour eux. »
Xénophobie ordinaire
Pour Jean-Jacques, il faut d’abord « s’entraider entre-nous » :
« J’ai connu un gars qui vivait dans sa voiture, alors qu’il gagnait un peu plus que le Smic. Il s’est séparé de sa copine, et n’avait pas les garanties nécessaires pour trouver un logement. Mon gendre ne rentre plus manger le midi chez lui, ça lui fait 30 km/h aller et retour. Vu le prix de l’essence, faut faire attention à tout. On a plus les moyens de vivre correctement. »
Ce sentiment d’injustice sociale mâtiné de xénophobie est récurrent chez les habitants que nous avons rencontré. Valérie, 58 ans, rapporte aussi le cas d’une amie « qui a dormi dans sa voiture pendant un an en laissant ses enfants chez sa mère, alors que des migrants sont hébergés et touchent de l’argent ».
« Il y en a marre des étrangers qui profitent de notre système. Moi je bosse depuis l’âge de 16 ans et je n’ai droit à rien, même pas à la prime d’activité car on dépasse d’un chouia », explique cette caissière qui vient de voter pour la première fois de sa vie – Zemmour au premier tour (4,74%, soit 75 voix à Ambès), ce sera Le Pen au deuxième.
Cette propriétaire d’une petite maison dans le centre d’Ambès a quitté récemment la Bastide, à Bordeaux, car elle ne s’y sentait « pas en sécurité », même si ni elle-même, ni ses proches, n’ont jamais été victime d’agression, reconnaît-elle. « J’en avais marre qu’on me demande des clopes et de l’argent et j’avais peur pour ma petite fille. »
Assignée à résidence
Quid du risque pour la démocratie et les libertés publiques en cas de victoire de l’extrême-droite ? «On est pas en démocratie : il faut mettre les masques pour sortir, se faire vacciner, et on ne peut pas virer les étrangers car l’Europe veut pas », réplique Valérie. Sans craindre la contradiction, elle se voit même migrer à l’étranger, « aux Canaries », si la situation s’aggrave.
Simone, 78 ans, se sent, elle, plutôt assignée à résidence. Depuis le balcon de son appartement, au rez-de-chaussée d’un des bâtiments de la cité Beauregard, cette ancienne employée de maison râle contre son bailleur social, à qui elle demande en vain « depuis 5 ans un logement adapté ».
En fauteuil roulant, elle bénéficie d’aides ménagères du CCAS, mais sa petite retraite (800 euros) l’oblige à aller tous les vendredi à la distribution des Restos du cœur. L’ex femme de ménage, qui « a toujours voté Le Pen », votera Marine au deuxième tour après une infidélité pour Zemmour au premier, car elle trouvait que la candidate du RN avait « changé de chemise ».
« On a besoin de discipline et de nettoyage, estime-t-elle. Il y en a que pour les gangsters et les voyous, qui cassent les poubelles et les voitures, et il y a trop d’étrangers qui nous bouffent ».
Dans le vieux Ambès, Jean-François, militaire à la retraite, évoque « le ras-le-bol » de ses concitoyens. S’il assure ne pas voter pour l’extrême-droite, il évoque « le manque de respect » des jeunes qui « font la teuf sur la place ou au stade, tirent des feux d’artifice, taguent ou cassent tout », et insultent ceux qui leur font des remarques.
Rodéos à Ambarès
À Ambarès-et-Lagrave, où Marine Le Pen est arrivée en tête avec avec 28,93% des voix, en progression par rapport à 2017, c’est le même refrain. Dans le seul bar ouvert ce lundi, lendemain du premier tour, deux sexagénaires attablés évoquent en éclusant un demi des cambriolages qui se « multiplient » et les « jeunes qui foutent le bordel en ville » :
« Ils squattent en ville et font des tours avec leurs scooters, indique l’un d’eux qui s’est abstenu au premier tour. C’est toujours les mêmes, ils font rien de méchant, mais je pense que ça peut agacer des gens ici. »
Joint par Rue89 Bordeaux, Nordine Guendez, maire (PS) d’Ambarès estime que dans sa commune de près de 16000 habitants, il n’y a « pas de délinquance à proprement parler ». Il s’appuie sur les derniers chiffres du Conseil local de sécurité et de prévention de l’insécurité :
« Nous avons une baisse assez importante des atteintes aux biens, comme par exemple les cambriolages ou les vols de voitures. En revanche, les atteintes aux personnes sont en hausse de 20%. Mais il s’agit de violences intrafamiliales, dont la hausse suit la tendance nationale. Cela peut s’expliquer par des plaintes qui peuvent être déposées plus facilement, ce qui est une bonne chose. »
Sentiment d’impunité
Le maire insiste donc sur la différence « entre le ressenti et les faits » :
« Nous avons plutôt des incivilités comme des rodéos. Il ne faut minimiser ce ras-le-bol et nous nous y attelons. Ces vitesses excessives sont liées à la voirie qu’il faut restructurer. Il y a un déficit de pistes cyclables et des grands linéaires, ce qui renforce le sentiment d’impunité de certains. »
Maire (sans étiquette) d’Ambès, Kevin Subrenat parle lui aussi plus volontiers d’incivilités que de délinquance :
« Nous avons la chance de vivre dans un endroit plutôt préservé. À Ambès on y passe pas, on y vient pour des rendez-vous ou pour y vivre. Le fait de ne pas avoir de passage limite de facto la délinquance. Mais je comprends les habitants qui peuvent ressentir un ras-le-bol. J’ai eu le retour d’une plainte déposée il y a deux ans contre personnes qui avaient brûlé un bâtiment communal. Elles ont écopé d’un avertissement. Dès l’instant qu’on restera dans cette impunité, il est normal de ne plus croire en la justice. »
Ce « délaissement des pouvoirs publics » a poussé l’élu, membre de Métropole Commune(s), le groupe des élus de droite à Bordeaux Métrole, à développer de nouveaux moyens de surveillance :
« Nous étudions l’implantation de caméras. Nous partons sur un dispositif mixte avec des caméras fixes et mobiles. Il reste encore à valider avec la gendarmerie le plan d’implantation pour qu’on propose ça à la préfecture. Le dispositif devrait être mis en place courant 2023. »
Le maire d’Ambarès-et-Lagrave compte, lui, « réenclencher le projet d’une nouvelle gendarmerie ». Aujourd’hui, la brigade de gendarmerie d’Ambarès-et-Lagrave, composée d’une trentaine de militaires, couvre également d’autres communes du territoire : Saint-Louis-de-Montferrand, Saint-Vincent-de-Paul, Ambès et Saint-Loubès. Mais ses locaux sont « vieillissants » et les conditions de logement des gendarmes « déplorables ».
« Rééquilibrage entre la rive droite et la rive gauche »
Plus généralement, estime Nordine Guendez, le « sentiment d’abandon » des habitants de la presqu’île peut « matérialiser le vote pour l’extrême-droite » :
« Depuis de nombreuses années, on observe une fracture entre le vote local et national. Sur le scrutin de la présidentielle, il y a une vraie tendance à la radicalité, et ce ras-le-bol est lié à notre territoire : difficultés d’accès au logement et à l’emploi, mobilités, inquiétudes sur le pouvoir d’achat… Ce sentiment d’abandon est pris à bras-le-corps par les élus locaux, mais les résultats mettent un peu de temps à se concrétiser. »
Élu en 2020 à la suite d’un autre socialiste, Michel Héritié, qui a dirigé 16 ans Ambarès, le nouveau maire affirme avoir notamment « tapé du poing sur la table auprès de Bordeaux Métropole en disant qu’il fallait un véritable virage et un rééquilibre entre la rive droite et la rive gauche sur un certain nombre de politiques publiques. »
Le Schéma des mobilités de Bordeaux Métropole (2020-2030) prévoit ainsi un réseau de bus express pour « décongestionner » la rocade, mais aussi l’aménagement de « pôles multimodaux » dans d’anciennes gares de la rive droite, à Carbon-Blanc et à Sainte Eulalie. Une « prise en considération de la nécessité de désenclaver la presqu’île » pour le maire d’Ambarès-et-Lagrave, qui décrit des « inquiétudes » à venir sur d’autres politiques publiques :
« Nous avons des médecins sur la commune, mais la plupart vont partir à la retraite dans quelques années. Ils n’arrivent pas à trouver de remplaçants pour l’heure. On constate qu’il y a une santé à deux vitesses selon les territoires. »
Au bout du monde
Ambès inaugurera justement la semaine prochaine un « pôle santé ». Car les besoins sont croissants dans des villes dont la population augmente fortement. Elle a doublé en 40 ans à Ambarès-et-Lagrave, est en forte expansion à Saint-Vincent-de-Paul depuis l’installation de l’usine Hermès (près de 200 salariés), et rebondit à Ambès. Avec de nouveaux habitants différents, parfois précaires.
« On a vu beaucoup de gens de la communauté bulgare s’installer ici, ou des gitans qui ont quitté Bacalan dont les mamans accompagnaient en pyjama leurs enfants à l’école, raconte notre élue locale d’Ambès, toujours anonymement. Ce n’est pas ma vision des choses, mais certains ont eu l’impression d’être « envahis ». Ici, les gens se sentent au bout du monde. Or ils ont vu la population se renouveler, avec un afflux de jeunes, car les premiers prix restent raisonnables, autour de 250000 euros une maison. »
À Ambarès-et-Lagrave, Jean, 74 ans, ancien agent municipal à la mairie de Bordeaux, et ex électeur socialiste, a voté RN car il n’apprécie pas de « voir des étrangers qui ne travaillent pas vivre dans des logements sociaux quand des Français sont en galère » et ne se sent pas en sécurité. Il évoque des lieux « devenus mal famés », et « une population qui a changé ».
Gens du voyage
Le retraité évoque notamment les « gitans ». Car, comme d’autres communes de la presqu’île, Ambarès-et-Lagrave est un lieu de passage pour les gens du voyage. Mais avec le Covid notamment, ces derniers tendent à « se sédentariser », selon Nordine Guendez, le maire :
« Beaucoup de familles sont là depuis des années, elles sont issues de la communauté circassienne. Il y a la nécessité de trouver un équilibre pour prendre en compte leur particularisme de vie. De l’autre côté, il faut aussi qu’elles respectent le cadre réglementaire. Les constructions illicites en zones non constructibles doivent être éradiquées. »
Kevin Subrenat évoque également « des gens du voyage qui s’installent sur des terrains privés communaux en toute impunité ».
« La préfecture les laisse rentrer contre mon avis. Tout le monde se cache derrière des lois et des règlements pour ne pas agir. Personne n’est coupable, personne n’est responsable, mais en attendant, celui qui trinque, c’est le riverain. »
La métropole manque en effet d’aires de grand passage pour les gens du voyages – trois doivent normalement être prochainement créées, dont une non loin de là, à Artigues.
Pour le maire d’Ambès, le vote pour le RN est « le reflet d’un ressentiment, d’un vote sanction », qu’il faut « distinguer des scrutins locaux ». Même si la colère prend sa source aussi sur la presqu’île.
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