Média local avec zéro milliardaire dedans

« Le pont de pierre a disparu » : une fiction inédite de Pierre Hurmic, maire de Bordeaux

En 2017, Pierre Hurmic avait participé au concours de nouvelles « Bordeaux 2050 » organisé par Rue89 Bordeaux, et sa fiction n’avait pas été retenue par le jury. Avec l’accord de celui qui est devenu depuis maire de Bordeaux – même s’il n’est « pas persuadé de dire la même chose aujourd’hui » –, le texte intitulé « Le pont de pierre a disparu » est publié ici alors que démarrent, ce dimanche 1er mai, six mois de festivités pour célébrer les 200 ans de cet ouvrage d’art. Des expositions, des conférences, des visites sont au programme, ainsi qu’un… concours de nouvelles.

Cet article est en accès libre. Pour soutenir Rue89Bordeaux, abonnez-vous.

« Le pont de pierre a disparu » : une fiction inédite de Pierre Hurmic, maire de Bordeaux

Quand Paméla lève son store, le soleil commence déjà à inonder le paysage familier qui s’offre à elle chaque matin depuis qu’elle a emménagé, il y a une quinzaine d’années, au 27e étage de cette coquette résidence du 10, quai des Queyries à Bordeaux-Bastide.
Elle vient d’apprendre que cet immeuble de 50 étages avait été édifié sur l’emplacement d’une ancienne banque, la Banque Populaire, tombée en faillite à l’occasion du violent krach boursier de 2032. 

Un certain désordre règne dans l’appartement où, la veille au soir, Paméla, Laurent son mari, leurs deux filles, et quelques cousins et amis proches, ont fêté, le 112e anniversaire du grand-père de Paméla, Papy Francis. Ils ont trinqué, abondamment, et tard dans la nuit, à la longévité de cet homme augmenté. 
Cette existence prolongée n’a pourtant rien d’exceptionnel depuis les succès remportés par la Clinique Transhumaniste de Bordeaux-Nord, spécialisée dans la chirurgie régénérative. 
En l’occurrence, l’opération du génome du grand-père, pratiquée dix ans plus tôt, dans les années 2040, l’avait réparé et transformé en jeune homme gaillard qui continue, à son âge tout de même avancé, à s’adonner, sans retenue, à toutes sortes de plaisirs de la vie, et à quelques activités sportives. 

Stationnement interdit 

Comme elle en a pris l’habitude, le premier regard matinal de Paméla, depuis son balcon, se porte sur les immenses bandeaux numériques informatifs et publicitaires semi-aériens flottant sur la Garonne. 
Ils projettent, ce matin, la vidéo d’une déclaration du président de Bordeaux Mégapole, Paul Godard, déclarant désormais interdit le stationnement des véhicules autonomes aériens (VAA) dans le centre-ville. Le président Godard rappelle que d’immenses parkings silos de 40 étages ont été construits à cette fin aux portes de la Mégapole. 
Il précise, enfin, que les automates assermentés chargés de la surveillance de la voie publique, terrestre et aérienne, seront impitoyables pour sanctionner les contrevenants. 

Paméla est d’autant plus consciente des problèmes générés par la profusion de ces véhicules en ville que son métier d’aiguilleuse du ciel, travaillant à son domicile pour le compte de « DBM » (Drones Bordeaux Mégapole), l’amène, chaque jour, à déplorer l’état de thrombose du ciel bordelais. 
Elle se plait à dire qu’il faut moins de temps pour se rendre à Paris que pour traverser la Mégapole, en raison de l’encombrement chronique des voies aériennes. Il est vrai que grâce à l’Hyperloop qui propulse ses passagers dans un tube à 1000 km/h, Bordeaux est à une demi-heure de la capitale. 

Et pourtant, la décision annoncée étonne beaucoup Paméla. Cette initiative répressive du président Godard, plutôt connu pour sa gestion libérale et nonchalante de la cité, a, en effet, de quoi surprendre. 
Paméla pense d’abord à une « fake news » envoyée par un hackeur. Certains élus d’opposition se sont déjà livrés à une telle attaque cyber-offensive, le 1er avril de l’an dernier, en annonçant la démission du président de la Mégapole. Mais elle s’oriente rapidement vers un piratage du cerveau présidentiel par une officine de bio-ingénierie. De telles entreprises s’avèrent capables de manipuler, contrôler et reprogrammer à distance les individus après s’être approprié leur code génétique. 

Cette technique de « genetic-brainwashing » commence à faire des ravages dans le monde international des affaires et certaines personnalités politiques en auraient, dit-on, déjà fait les frais. Des journalistes attribuent les récentes déclarations bellicistes ahurissantes du président des Etats-Unis à ce type de manipulation. 
Aujourd’hui, cette hypothèse parait d’autant plus envisageable à Paméla qu’une très mystérieuse start-up, spécialisée dans les mutations génétiques, et à qui on prête des intentions politiques, vient de s’installer sur la zone franche urbaine de Sainte-Foy-la-Grande. 

La décision annoncée, si elle devait être confirmée, l’étonne d’autant plus qu’elle a conscience de l’impopularité qu’elle suscitera, y compris ici, sous son propre toit. Paméla s’interroge sur le stationnement futur des trois véhicules volants de la famille, le sien, celui de Laurent, ingénieur nucléaire, un VAA de fonction dont il a besoin pour se rendre, souvent avec des horaires décalés, sur le chantier de démantèlement de l’ancienne centrale nucléaire du Blayais, mais aussi le coupé sport de Papy Francis qu’il utilise très souvent pour passer la soirée avec ses copines à Biarritz. 

Elle part aussitôt réveiller Laurent qui, exceptionnellement, ce dimanche, ne travaille pas. Entre deux sommeils, il maugrée : « S’ils veulent qu’on en revienne aux calèches et aux voitures à essence, qu’ils continuent comme ça ! » 
Paméla choisit d’attendre 10h pour annoncer, avec diplomatie, la nouvelle à Papy Francis qui entre aussitôt dans une colère noire pour hurler : « Ce Godard est un vrai despote ! Avec mon association “Trans’Mégap”, nous l’attaquerons en justice. » 
Il faut dire que le jeune ancêtre a été, quatre-vingts ans plus tôt, juriste dans une maison de négoce de vins et qu’il se pique toujours de solides connaissances juridiques. Ce bagage, bien que périmé, doublé d’un tempérament contestataire, encore vif, l’avait rendu un brin procédurier. 

Les meilleurs légumes de Bordeaux 

Aujourd’hui, Paméla, pour se changer les idées, décide d’aller écouter, le concert dominical donné par l’ONBA (Orchestre Néo-androïde de Bordeaux Aquitaine). 
A 100 mètres de chez elle, elle saute dans une capsule magnétique du sky-tram qui enjambe la Garonne, pour rejoindre la place de la Comédie où a lieu le concert. 
Cette place, tout comme le cours de l’Intendance, a fait l’objet de plantations de micocouliers, de pacaniers, mais aussi, très récemment, d’oliviers et palmiers qui masquent à peine les quelques brumisateurs installés. Ces aménagements rendent ces espaces plus fréquentables en ces chaudes journées estivales. 

C’est mal connaître Paméla qu’imaginer que les informations du matin, pour ahurissantes qu’elles soient, envahiront le reste de sa journée. 
Oui, Paméla a d’autres soucis. Elle sait inéluctable le jour où il lui faudra quitter son appartement de Bordeaux-Bastide auquel elle demeure très attachée malgré les chamboulements ayant affecté son paysage immédiat. En ce 12 juillet 2050, on demeure surpris que ce très mince filet d’eau qui humecte à peine les graves du lit de la Garonne, en raison des sécheresses et canicules estivales subies depuis une vingtaine d’années, puisse se transformer, à la fin de l’hiver, en un furieux torrent quittant son lit pour aller inonder ses rives, le quai des Queyries, et se répandre, lors de certaines crues, jusqu’à l’église Sainte-Marie. 
Les pluies diluviennes, les tempêtes violentes et la fonte des glaciers pyrénéens, comme celui de la Maladeta où le fleuve prend sa source, occasionnent ces récurrents débordements. 

Certes, Paméla, Laurent et Papy Francis habitent le 27e étage de la résidence mais cela fait cinq ans que les six premiers étages ont été condamnés. 
« Les autres étages sont en sursis » répète en boucle le syndic automate de l’immeuble depuis quelques temps. Et le sursis vient de tomber. Au 31 décembre 2050, tout l’immeuble doit être évacué. Le président Godard l’a promis : tous les résidents seront relogés, pour la plupart, à Saint-André-de-Cubzac qui vient d’intégrer la Mégapole de trois millions d’habitants. 

Quand Paméla a appris la nouvelle, il y a une quinzaine de jours, elle n’a pas osé en parler à Laurent, le sachant très attaché à la proximité immédiate de son bord de Garonne. Ou plus exactement à son souvenir, vu ce qu’il reste du fleuve, l’été venu. 
« Quand je pense qu’on a connu l’époque des paquebots, venant accoster l’été sur le Port de la Lune, je crois rêver ! » se plait à répéter Laurent aux derniers arrivés de la résidence, éberlués par de telles images difficiles à concevoir à l’heure où on peut souvent traverser « feu la Garonne » à pieds. 
Plus personne n’ose s’aventurer sur le Pont de pierre depuis que les violents courants hivernaux de la Garonne ont attaqué et fragilisé ses piles, quand il ne fait pas l’objet de submersion. Malgré son intérêt historique, sa destruction, pour cause de dangerosité et d’inutilité publique, est imminente. Paméla, ne peut s’empêcher de penser à ce prochain et funeste matin où, depuis son balcon, elle découvrira, les yeux inondés de larmes, que son pont de pierre a disparu. 

Heureusement, les élites politiques des années 2030 ont anticipé la défaillance du vieux franchissement napoléonien en dotant la traversée du fleuve d’un sky-tram, un genre de téléphérique high-tech, que Paméla se plait à observer dans le ciel depuis ses fenêtres. 

Paméla se refuse à quitter son quartier et n’entend pas déménager pour habiter Saint-André-de-Cubzac, alors même que le nouveau logement promis rapprocherait Laurent de son travail. Elle est heureuse d’habiter le centre-ville. 
Il ne lui faut pas plus de dix minutes, à pieds, pour aller voir sa meilleure amie Sylvie qui habite l’arrondissement de Lormont si elle emprunte le tapis roulant des quais qui relie les ponts bordelais, quand il n’est pas en panne. 
Profitant de la commodité de toutes ces mobilités électriques, Paméla apprécie que Bordeaux soit capable, depuis peu, de produire, elle-même, l’énergie dont elle a besoin. Elle est fière d’habiter une ville que l’UNESCO vient d’inscrire au patrimoine mondial des villes à énergie positive. 
La fermeture du dernier réacteur de la Centrale nucléaire du Blayais, que Laurent a accompagnée, a hâté cette mutation. Le président de Bordeaux Mégapole a décrété, il y a déjà une dizaine d’années, que toutes les toitures bordelaises non végétalisées devaient être couvertes de panneaux solaires, y compris dans les quartiers historiques, malgré l’opposition farouche de l’architecte des bâtiments d’Europe. 
Tous les immeubles nouvellement construits sont obligatoirement autosuffisants en énergie et doivent recycler l’ensemble de leurs déchets. 

Ils sont, de plus en plus souvent, autonomes également sur le terrain alimentaire. Ces derniers temps ont poussé à La Bastide, comme sur tout le territoire de la Mégapole, de nombreuses tours dont les terrasses, balcons et toits offrent des espaces cultivables. 
A côté de chez Paméla, en allant vers l’écomusée Darwin, on a construit récemment deux nouvelles tours de 114 étages, « Les Bastidiennes », spécialement conçues pour zones inondables, reliées par une serre bioclimatique, et bien dotées en toitures et terrasses cultivables. Paméla, membre de la coopérative maraichère de cette résidence, se plait à acheter sur place ses fruits et légumes de saison quand un drone ne vient pas les lui livrer sur son balcon. Les légumes issus de cette permaculture hors-sol sont, dit-on, les meilleurs de Bordeaux. 

Si elle doit impérativement déménager, Paméla souhaite rester dans le quartier. 
Elle a jeté son dévolu sur la résidence « Benauge 3000 » qui, sur 162 étages, accueille un bio-immeuble maraîcher et, environ, 10 000 arbres, plantes et végétaux capables de nourrir ses occupants. L’immeuble abrite également des poulaillers, des potagers collectifs, des épiceries collaboratives, et 600 appartements. Paméla ne désespère pas de pouvoir s’y loger. 
Il faut dire que ce quartier s’est beaucoup développé, des immeubles anciens datant des années 2020, des échoppes traditionnelles rehaussées de quinze étages, y côtoient les plus futuristes tours carbo-absorbantes végétalisées. 

Beau temps sur le golf de Gascogne 

L’attachement de Paméla pour son biotope bastidien est partagé par son mari et son « vieux » grand-père, dont elle s’occupe depuis le décès de ses parents lors d’une collision de deux véhicules volants au-dessus de Royan en 2035. 
Ses deux filles vivent, l’ainée, pas loin, au Pays Basque, à Mauléon-Métropole et, la plus jeune, pas très loin non plus, à Shanghai. Elle les voit régulièrement pour chaque fête familiale, bien qu’elles fuient, le plus possible, les canicules bordelaises. 

Hier, précisément, 50 degrés s’affichaient insolemment, en milieu d’après-midi, sur l’immense thermomètre aérien surplombant la Garonne. Chaque année, Bordeaux remporte de nouveaux records de chaleur. 
Autrefois, des touristes se précipitaient, l’été venu, pour visiter la ville, mais, aujourd’hui, les fortes chaleurs les dissuadent de plus en plus d’opter pour cette destination. 
Les villes du nord de l’Europe, qui sont (provisoirement) moins concernées par ces températures extrêmes, lui sont souvent préférées. 
Même le Disney-Landes du Lac et son parc aquatique au milieu des pins, qui était autrefois un lac municipal, voit sa fréquentation touristique baisser. 

La semaine dernière, Papy Francis a emmené des copines biarrotes découvrir la nouvelle Cité du Vin, reconstruite sur l’arrondissement de Mérignac, l’ancienne Cité ayant été balayée, il y a cinq ans, par les assauts des crues de la Garonne qui ont emporté avec elles une partie des immeubles bacalanais. 
C’est surtout la dégustation du millésime 2047 qui les a retenus. « Rien à voir avec les Bordeaux que j’ai connus ! », s’est exclamé Papy Francis qui s’y connait et est toujours prompt à lever son vieux coude non rhumatismal réparé. « Certes ils sont tous bio, encore heureux, mais ils ont cuit au soleil ce qui leur donne des teneurs en alcool trop fortes, et des goûts confiturés prononcés, dignes des breuvages tunisiens d’il y a trente ans. Je ne retrouve pas la complexité aromatique, la légèreté et l’élégance qui honoraient le ballon des bons Bordeaux. »

Il est exact que la disparition progressive du climat océanique tempéré aquitain a lourdement impacté les vignobles qui étouffent et souffrent d’un manque d’eau chronique. 
Les Bordelais, également, souffrent de ces chaleurs estivales, et surtout les plus âgés, même régénérés par le bistouri génétique de la Clinique Transhumaniste de Bordeaux-Nord. 
Mais il se dit que l’injection d’un chromosome bioclimatique, actuellement testé sur des pandas du Zoo-Parc de Pessac, permettra, demain, à tous les corps de résister aux excès de température. 

Depuis que la rue Sainte-Catherine a été climatisée et étale ses commerces franchisés pour touristes sur trois niveaux, elle est devenue un îlot de fraicheur très prisé. De nombreux joggeurs, comme Papy Francis, apprécient d’aller courir, tôt le matin, sous ces douces latitudes. 

La piscine de plein air de la place de Victoire et son monumental plongeoir, un genre d’obélisque rose hélicoïdal de 16 mètres de haut, très ancien, est devenue trop petite pour accueillir tous les baigneurs et nageurs du coin, tandis que les cascades des Quinconces, la méga piscine à vagues pour surfeurs du Grand Parc et le miroir d’eau pétillante des Abatilles de la place Pey-Berland sont pris d’assaut dès les premiers rayons de soleil de mars. 

La famille de Paméla, quant à elle, a ses habitudes à Lacanau, à 15 minutes de leur domicile, même si la grande-plage est devenue minuscule, ultra-bondée, en raison de l’érosion littorale qui a considérablement fait reculer le trait de côte. 
Survolant les espaces désertiques entre Salaunes et Lacanau, les champs d’éoliennes à perte de vue, et les fermes solaires récemment construites, ils ne manquent jamais d’évoquer leurs souvenirs de l’ancienne verdoyante forêt de pins dévastée par les incendies répétés de ces vingt dernières années. 
Parfois, Paméla et Laurent vont passer la journée à Arcachon. Ils apprécient la sécurité de la véloroute du Bassin, de préférence tôt le matin, avant qu’elle ne soit envahie par une horde de vélos à hydrogène. 

Aujourd’hui, en fin d’après-midi, quand la chaleur baissera un peu, Laurent ira faire, avec Papy Francis, un parcours de golf, sport devenu très populaire à Bordeaux depuis la transformation de l’ancienne rocade, deux fois six voies, en un golf circulaire. Dénommé « Le Golf de Gascogne », il est, parait-il, le plus grand golf urbain d’Europe. 
Et pendant ce temps, Paméla, depuis son balcon du 27e étage du quai des Queyries, les yeux braqués sur un horizon d’espérance lointain, se plaira à imaginer son Bordeaux en 2080. 

Abonnez-vous ou offrez un abonnement pour permettre à Rue89 Bordeaux d’étoffer sa rédaction


#concours de nouvelles

Activez les notifications pour être alerté des nouveaux articles publiés en lien avec ce sujet.

Voir tous les articles
Partager
Plus d'options
Quitter la version mobile