Dans la famille de Nathalie Man, les hommes sont absents, sauf Dieu et Franco. Mais finalement tous, les absents compris, ont fait preuve de violences. Le dernier livre de la poétesse et streetartiste, « Les Hommes sont absents » (éditions Lanskine, 15€), met à nu ces violences, tantôt sociales, tantôt politiques, tantôt conjugales, avec des mots simples et déroutants.
Le livre est né d’une mémoire orale. En 2020, au premier confinement, l’auteure bordelaise a consacré son « heure de sortie » à des entretiens avec sa mère, d’origine espagnole, « pour rapporter des souvenirs et des anecdotes d’enfance ». Les cœurs s’ouvrent et la jeune femme accède à des correspondances familiales et des journaux intimes.
« L’année suivante, j’avais besoin d’écrire. La littérature m’a aidé à m’ouvrir et donner à lire ces expériences personnelles liées à des anciennes générations de ma famille, qui pourraient finalement servir à d’autres parce qu’elles sont partagées par d’autres femmes et d’autres hommes. »
Trois générations
Face aux drames d’une vie quotidienne marquée par la religion et le franquisme, Nathalie Man ne renonce pas à une écriture fluide et limpide qui met le lecteur à distance des personnages d’une manière déconcertante. Les agressions physiques et les blessures morales se drapent d’une poésie qui, à première vue, rendent l’accès à la réalité presque difficile.
Le spectateur découvre les conditions difficiles de la grand-mère et de la mère avec un principe des plus simples. Chacune compose le récit à tour de rôle, un texte par page. L’auteure, comme une voix off, se livre quant à elle sur son enfance avec des parties en italique. Cela s’apparente à la présentation d’un texte de théâtre dessinant parfois les scènes avec une cruelle évidence. La mère écrit :
Je n’ai pas pu m’en empêcher. Il l’avait déjà frappée la semaine dernière et personne ne l’avait arrêté. J’ai sorti le grand couteau de cuisine du tiroir pendant qu’il se tenait debout, à deux doigts du visage de ma mère, le poing en l’air. Je lui ai dit calmement : « Arrête ou je te tue ». Ma mère a poussé un cri d’angoisse, de peur sûrement qu’il se retourne et qu’un malheur arrive, mais mon père s’est arrêté net. Il a eu honte. Peut-être croyait-il que nous ne le savions pas ?
Bonne femme
L’homme est la puissance et la femme a pour seule mission de lui plaire durant ces années 60 dans le nord de l’Espagne. La mère et la grand-mère ont eu l’obligation d’un service social – servicio social –, instauré par Pilar Primo de Rivera, fondatrice de la Sección Femenina de la fascisante Phalange espagnole et femme politique proche de Franco.
« Il faut entendre ce service social comme l’équivalent d’un service militaire pour les femmes, explique Nathalie Man. La femme doit y apprendre à se soumettre, à être bonne pour son mari et d’ici découle le droit de pouvoir passer son permis de conduire ou d’obtenir sa carte d’identité. »
L’auteure est née en France mais retourne vivre quelques années en Espagne. Elle traverse une partie de son adolescence dans ce milieu où « le sexe, il n’en est pas question pour une femme. Être femme c’est être une bonne mère ». Elle écrit :
J’ai grandi dans une pudeur extrême que m’imposait ma mère.
Quoi mettre ? Comment le mettre ? Mes poils pubiens allaient-ils s’arrêter de pousser ? Comment devrais-je m’habiller maintenant ? Comment aborder les garçons qui me plaisent ? Que faire ensuite et comment ?
Cactus
De retour en France, où son enfance lyonnaise était déjà marquée par un père, lui aussi violent, qui frappait sa femme par jalousie. Qui n’a reconnu sa fille qu’à l’âge de six ans et demi. Qui a laissé des racines indémêlables d’une Chine lointaine où un grand-père a été fusillé par les Maoïstes. Un père, lui aussi parti pour s’absenter.
« Quand tu n’es pas reconnue par ton père, c’est une douleur, c’est terrible, c’est une souffrance et tu ne sais pas quoi en faire. Quand tu es enfant, tu n’as aucune puissance pour faire face. »
« Sortie d’affaire », « échappée au formatage », Nathalie Man porte un regard double, de l’intérieur comme de l’extérieur, sur un parcours tourmenté transmis de génération en génération. Le récit de ce parcours est lapidaire. Chaque page est un caillou jeté dans la mare d’une adolescence passée à faire face. Être ou ne pas être la femme parfaite, celle des magasines qu’elles ne soupçonne pas retouchée, celle d’une « beauté liée à une minceur souvent radicale, sinon maladive ».
Pour porter cette centaine de textes, l’auteure tenait à « une couverture joyeuse » en hommage aux « moments tendres » au détour des tensions familiales entre mères, sœurs et filles, au détour des doutes d’une adolescente qui cherche le juste regard des hommes.
« J’ai d’abord pensé à un pénis comme illustration pour faire des essais. J’ai cherché une image sur Google avec ce mot clé, je suis tombé sur un cactus. »
Ce sera un cactus, plante piquante, et à la résistance exemplaire.
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