Les dossiers sont jugés sensibles. En témoigne l’avertissement ferme et autoritaire du président du Tribunal, Charles Moynot, de ne sortir aucun téléphone mobile ou tablette pour éviter toute captation vidéo ou audio de l’audience. Il précise également qu’il n’est « pas question que ce débat parte dans des débordements », au risque de se faire expulser de la salle par la police.
Sur le banc des prévenus, huit militants d’extrême droite sont entendus ce jeudi et vendredi, 23 et 24 mars, soit neuf mois après leurs provocations et les violences qui ont suivi leur expédition dans le quartier Saint-Michel.
Cette soirée du 24 au 25 juin avait marqué les esprits, à Bordeaux et ailleurs. Vers 2h du matin, un groupe d’hommes arrive sur la place Saint-Michel, agresse plusieurs personnes en déambulant jusqu’à la rue des Faures. Insultes sexistes, saluts nazis, cris de singes, slogans racistes : « Bordeaux nationaliste », « Ici c’est chez nous »… Une bagarre avec des jeunes du quartier éclate rue des Menuts.
Tout laisse croire à une expédition punitive d’un autre temps, une ratonnade des années noires de 1950. Mais les prévenus prétendent avoir cherché à protéger un couple agressé par « une bande de racailles ». Une version que rien ne corrobore et qui s’effritera tout au long de l’audience.
« Va sucer des bites de nègres et d’arabes »
Militants ou proches du groupuscule Bordeaux Nationaliste, dissout début février par le ministre de l’Intérieur, ils ont entre 19 et 38 ans et ont tous un métier ou contrat d’apprentissage, d’ouvrier à dessinateur industriel, en passant par moniteur d’auto-école. Certains sont originaires de la Gironde ou habitent le Pays basque.
Fabien et Lucas, deux frères rugbymen surnommés Astérix et Obélix, sont les gros bras de la bande, « les soldats ». Enzo, gros bras lui aussi, a le port d’une forte expérience dans le milieu. Alexandre, propret, se fait appeler Sacha en hommage à ses origines russes. Roméo, impulsif à la psychologie instable selon l’expertise, créateur d’une page Instagram Bayonne Nationaliste, a « une addiction sévère à l’alcool et légère au cannabis ». Florian, ami de Roméo, est assis à part et est vêtu d’un costard pour donner l’image du gars embarqué malgré lui dans cette histoire.
Les deux prévenus restants ont l’allure de meneurs. Mickaël est papa de deux enfants, et peut-être même papa de la bande – il est l’aîné de 10 ans. Yanis, d’origine italienne, ne digère pas d’avoir été recalé de la légion étrangère à cause de ses idées. Jusqu’au-boutiste, il est aussi mis en cause, avec Enzo, dans les provocations de la Marche des fiertés, dont le procès aura lieu le 7 avril.
Du côté des parties civiles se présentent trois victimes. La première de la soirée, Marie, était venue dire au groupe de quitter le quartier lorsqu’elle a été insultée – « sale meuf, sale pute », « va sucer des bites de nègres et d’Arabes ».
Amine a été agressé physiquement, même s’il reconnait avoir « frappé le premier se sentant menacé ». Guillaume a pris une droite par derrière et est tombé au sol, malgré ses 100 kilos. La Licra, la LDH et SOS Racisme les ont rejoints pour que « l’extrême droite ne prenne pas ses aises » à Bordeaux.
« Ils sont où les anti-fa »
Les faits de ce soir de juin sont rappelés minutieusement. L’enquête et les perquisitions ont permis d’aller plus loin et leur compte rendu enfonce le clou. Aux domiciles des uns et des autres, la police retrouve des autocollants et des flyers de la mouvance nationaliste, des vidéos, des bombes lacrymogènes, trois battes de baseball, une arme airsoft « parfaite imitation d’un pistolet réel » précise le président.
Le meilleur se trouve dans les téléphones portables, des vidéos horodatées de ce funeste soir. Dans celui d’Enzo « on voit clairement le groupe provoquant un autre groupe avec des saluts nazis et des cris “Bordeaux Nationaliste“ ». Une autre montre une « gazeuse à crosse » (bombe lacrymogène) avec une voix qui commente : « ça nous fait une arme en plus ». Et enfin une du groupe qui déboule sur les quais en chantant « Mais ils sont où, ils sont où, ils sont où les anti-fa ».
Fabien, bourré de tics nerveux et de soubresauts musculaires, est le premier à la barre, harcelé par le président :
« – Quel était le but de chanter “Mais ils sont où les anti-fa” et de crier “Bordeaux Nationaliste“ ?
– Je ne sais pas
– Vous saviez que vous alliez rencontrer des personnes qui ne partagent pas vos idées ?
– Oui
– Vous aviez conscience qu’il y a une rivalité ?
– Oui
– Et que ça va se terminer par des violences ?
– Oui »
Fabien, avec son mètre 90 et son bon quintal, avait contacté quelques mois plus tôt Bordeaux Nationaliste sur internet « parce que c’est des personnes qui ont les mêmes idées que [lui], les idées du Rassemblement national ».
« On a fait les gros bras comme beaucoup de jeunes à notre âge »
Lucas, son frère, explique qu’ils devaient juste se retrouver pour boire un verre, mais que « l’alcool [les] a poussés à en faire trop ». Comme Fabien, il portait un masque « pour ne pas être reconnu ». « Quand on va boire un verre avec les copains et faire la fête, on met un masque ? » s’étonne le président. Silence.
Et Charles Moynot d’enchainer sur les affiches et autocollants trouvés lors de la perquisition : « Au fusil et au couteau, l’ordre nouveau », « L’extrême droite c’est hyper cool », et un émoji d’Hitler. « On peut être nationaliste mais pas nazi » argue le jeune de bientôt 21 ans, selon lequel Hitler a tout de même « voulu défendre son pays ». Et la Shoah ? « Je ne sais pas, j’étais pas né. »
« Une soirée festive avec aucune intention de provocation » insiste aussi Roméo et le « rendez-vous pour faire la tournée des bars [était] annoncé sur la page facebook ». La suite est justifiée par « un contexte joyeux » qui les a poussés à scander Bordeaux Nationaliste :
« C’est une sortie où on a fait les gros bras comme beaucoup de jeunes font à notre âge. »
Roméo, qui affirme souffrir d’un « syndrome post-traumatique » le poussant « à éviter les regroupement » était pourtant dans la mêlée dès que la soirée a tourné à la bagarre. Il a dégainé sa gazeuse qu’il porte toujours depuis qu’il a été « agressé par trois personnes ». Surtout que ce soir-là il avait un invité, une nouvelle recrue venue pour la première fois à Bordeaux, son ami Florian.
« Deux trois chants sonnaient provocateurs »
A la barre, costard deux pièces bien taillé, Florian martèle ne « pas être concerné par Bordeaux Nationaliste ». Son téléphone est celui qui a photographié le groupe devant le bar Singe Vert, parce que « c’était le téléphone le plus sophistiqué ». « Cette photo est pourtant le point de départ de l’expédition » martèle le président, « partagée sur les réseaux sociaux comme un trophée », « une provocation devant un établissement fréquenté par les anti-fa ».
Florian persiste sous le regard de ses parents dans la salle. Il est venu pour « la tournée des bars » et bien que « deux trois chants sonnaient provocateurs », il ne voulait pas se retrouver seul dans une ville qu’il ne connaît pas. Il accable les autres et repasse une couche sur « l’effet de groupe » :
« Dès qu’ils voyaient quelqu’un de couleur, ils l’appelaient le singe. Ils étaient en bande et ils se sont sentis pousser des ailes. »
« Mais vous étiez en possession d’une bombe lacrymo vous aussi », relève le président. « On me l’a passée mais j’étais tétanisé et je suis resté loin », au point qu’il n’aurait pas vu démarrer la bagarre. Loin du groupe aussi, il y avait Alexandre avec sa silhouette longiligne, pas vraiment bagarreur, mais pas vraiment là par hasard non plus. Il fréquente Bordeaux Nationaliste depuis trois ans parce qu’il y a « une réelle uniformisation de la pensée et on peut se retrouver socialement isolé ». C’est-à-dire ?
« A 15 ans, j’étais contre le mariage homo. Quand j’en ai parlé autour de moi, je suis devenu… c’est ce que j’appelle ostracisé. Ce groupe, c’est un groupe de camaraderie où je peux dire ce genre de choses et avoir des pensées et des valeurs de travail et de famille. C’est tout ce qui m’intéressait. »
« Je préfère ne pas répondre »
Pourtant, Alexandre « fréquente des gens de gauche ». « Ma copine était très à gauche et depuis elle m’a quitté. » Il tente de refaire sa vie dans une autre ville, un nouveau travail dans les services de l’armée, « avec une période d’essai, mais on m’a suspendu depuis. Aujourd’hui encore, je paye le prix de cette soirée ».
Avec une courtoisie de bonne famille, Alexandre n’économise pas ses paroles. Ses phrases sont châtiées et nourries de détails. Ce qui n’est pas le cas d’Enzo. Avec son gabarit de catcheur viking planté sur ses deux jambes écartées, il esquive les questions avec des « je préfère ne pas répondre ». Pourtant, son téléphone a livré de nombreuses interrogations.
« Expliquez-nous cette photo de vous » où il tient une batte de base ball devant un drapeau à la croix celtique, symbole des extrémistes de droite et des néonazis. « Pourquoi vous évoquez dans la vidéo la bombe lacrymogène comme une arme de plus ? »… Enzo tait ses motivations et ses penchants ne seront ni confirmés, ni démentis.
Yanis est plus disert et répond à toutes les questions, parfois même avant qu’elles ne soient terminées. Ce qui a eu le don d’agacer le président, comme la partie civile. L’ex militant de Reconquête, de gabarit moyen, serre les dents, se pince les lèvres, lève le nez pour mieux anticiper. Couteau à cran d’arrêt, batte de baseball, bombe lacrymogène ?
« Je suis connu comme un militant d’extrême-droite par les anti-fa. Ils ont voulu attenter à ma personne plusieurs fois. Le lieu où je vis est connu. Je me protège. »
« Le fascisme fait partie de mon histoire »
A son domicile, les policiers ont trouvé une bonne documentation « liée à la mouvance d’extrême-droite », des affiches et des autocollants, et le fameux émoji d’Hitler. « Ce n’est pas marqué dessus que c’est lui », rétorque-t-il. Le salut nazi, « ce n’est pas parce que les nazis l’ont utilisé que ça lui enlève son sens romain ». Sauf qu’en Italie, celui-ci est un héritage de la période fasciste.
« C’est un simple signe, après on l’interprète comme on veut. Je suis d’origine italienne romaine et je suis fier de ça. Je ne suis pas un nazi, je ne suis pas Allemand. » Il ajoute plus tard, « le fascisme fait partie de mon histoire. »
Le salut de Kühnen (un salut avec trois doigts en alternative au salut nazi souvent utilisé par les militants nationalistes ou néo-nazis), « c’est une référence au IIIe Reich ? » demande le président. « Pas du tout », réplique le prévenu. « C’est un signe d’origine chrétien serbe qui signifie la Trinité » (la Trinité est le Dieu unique en trois personnes distinctes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit).
Yanis, le crâne rasé tatoué d’une croix au-dessus du slogan « si vis pacem para bellum », (qui veut la paix, prépare la guerre), trépigne. « Je ne suis pas raciste, mon meilleur ami est Algérien », avant de faire référence à son teint basané. « Votre couleur de peau n’est pas un blanc-seing » assène Charles Moynot. « Il y a aussi du racisme anti-blanc et ces gens là sont des prédateurs », réagit le prévenu.
Il affirme par ailleurs ne jamais avoir fait partie de Bordeaux Nationaliste mais se vante d’être le fondateur de Bastide Bordelaise, une autre mouvance d’extrême droite qui a pris le relais.
« Ce ne sont pas des vrais amis »
Si Roméo concède que « c’était pas très habile de faire » le salut nazi, les frères rugbymen évoquent une gestuelle fréquente chez le public sportif, une sorte de clapping. Mickaël lui déclare ne pas avoir vu des saluts nazis dans la soirée, « sauf sur les vidéos ». « Mais je ne sais pas si c’était fait pour être des saluts nazis » avance-t-il.
Mickaël est motard. Ses gants coqués sur la photo du groupe, c’est parce qu’il était « sur le point de reprendre la moto » et rentrer chez lui. La batte de baseball retrouvée chez lui ? « Elle était dans la cave de mon père et je l’ai récupérée à son décès. » Le pistolet airsoft ? « Je tirais sur des canettes dans mon jardin mais c’est fini. D’ailleurs, je n’ai plus de cartouches. » Les visages masqués lors de la soirée ? « Je ne sais pas pourquoi. » Et le témoignage accablant de Florian ? « Il ment. »
Père séparé avec des enfants en garde alternée, il se sentait seul. Il raconte avoir approché le groupe du temps du bar Le Menhir. « J’étais sympathisant FNJ [Front national de la jeunesse, NDLR] et je cherchais des amis pour qu’on se retrouve autour d’un verre ou d’un barbecue. »
Le doyen des prévenus affirme s’être éloigné « dès que ça a dégénéré », et être resté à proximité « pour ne pas m’exposer à des coups de couteaux » par vengeance. S’il y avait un air de sauve-qui-peut dans les déclarations des uns et des autres, Mickaël ne s’embarrasse pas et renie instantanément son groupe et ses motivations :
« Il n’y a pas de militantisme chez moi et ce ne sont pas des vrais amis. On a juste fait la photo et après j’ai suivi parce qu’on m’a proposé de me ramener pour ne pas reprendre la moto. »
« La peste brune revient »
Après les interrogatoires des prévenus le jeudi, les six avocats de la partie civile livrent vendredi leurs réquisitoires, en premier Arié Alimi pour la défense d’Amine. Membre de la Ligue des droits de l’homme, c’est une figure médiatique connue pour avoir été l’avocat de la famille de Rémy Fraisse ou de celle de Cédric Chouviat.
« La peste brune revient » prévient Maître Alimi, après des références historiques et des parallèles avec le procès Papon qui a eu lieu à Bordeaux, 25 ans plus tôt.
« Il y a des fascistes qui veulent détruire les institutions et les acquis depuis la Révolution Française. Ceux qu’on a écoutés ne sont peut-être pas des nazis mais des gens qui espèrent que le nazisme revienne. […] Il y a des riverains, et c’est la chance qu’on a aujourd’hui, qui ont appris du passé, quitte à user de la force face à un danger imminent [en référence à son client qui a frappé le premier]. »
Maître Khady Bâ pour Marie, maître Dominique Laplagne pour Guillaume, maître Pierre-Antoine Cazau pour la LDH Gironde, maître Maleine Picotin-Gueye pour la Licra Bordeaux, et maître Ophélie Berrier pour SOS Racisme, souligneront la « délinquance » des prévenus : sexistes, racistes, et violents.
« L’Histoire bégaie »
La charge la plus sévère viendra de la procureur Aglaë Fradois, mettant tous les prévenus dans le même panier et moquant leur « sens de la fête ». Quant à leur idéologie, elle « convoque une conception du monde figée, fondée sur la lutte contre tous ceux qui ne la partagent pas, par l’autoritarisme, la violence et la haine. Ceci n’a plus sa place dans la cité, ni en parole, ni en acte ».
« L’Histoire bégaie avec eux, poursuit-elle. C’est pire que le passé, parce que ça implique le déni et dénégation totale de ce passé. »
Elle requiert deux ans d’emprisonnement avec un an de sursis et un an ferme sous surveillance électronique à domicile, avec « l’obligation d’accomplir un stage de lutte contre les discriminations au musée d’Aquitaine ». Tout juste mis en place, ils seront les premiers.
Du côté de la défense, maître Gaessy Gros salue « l’honneur des confrères de veiller à la démocratie » mais se demande en quoi l’attitude agressive d’Amine illustre la démocratie. Il demande la relaxe de son client, Roméo. Maître Aurore Le Guyon rappelle l’attitude de Florian et demande également sa relaxe.
Maître Emile Tribalat, qui a remplacé Maître Pierre-Marie Bonneau, avocat régulièrement appelé pour défendre les militants d’extrême-droite, a quant à lui fustigé le manque de preuves et « les hypothèses » qui peuvent « tout dire et son contraire ». Il a appelé le tribunal à « se contenter de juger les faits pénalement » rejetant les circonstances aggravantes (outrage sexiste et violence en réunion, avec arme et en raison de la race).
La décision du tribunal sera rendue le 16 mai. En attendant, les huit prévenus restent sous contrôle judiciaire.
Chargement des commentaires…