L’affaire a connu de nombreux rebondissements : interdite le 5 mai 2022, réautorisée par la préfecture de la Gironde le 28 mars dernier, la pêche à la lamproie en Gironde est à nouveau suspendue par le tribunal administratif de Bordeaux, qui donne ainsi raison à l’association écologiste Défense des milieux aquatiques (DMA), en référé-suspension.
« L’espèce de poissons migrateurs lamproie marine est classée au niveau national, par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), en danger d’extinction avec tendance à la dégradation, indique le tribunal. Si le préfet et l’AAPPED 33 (association agréée des pêcheurs professionnels) contestent la fiabilité de ces données, ils n’établissent pas qu’il existerait des données dont la fiabilité serait supérieure. »
Principe de précaution
Selon les conclusions du suivi de l’espèce sur la Dordogne et la Garonne effectué en 2019 par l’association Migado (Migrateurs Garonne Dordogne Charente Seudre), « les suivis de la migration, de la reproduction et des stades larvaires, sur les deux axes, convergent pour décrire une situation catastrophique », soulignent les attendus du tribunal.
Or d’après ce dernier, les mesures de limitation de la pêche instaurées par l’arrêté préfectoral critiqué, « consistant à limiter la pêche de loisir aux nasses à lamproies marines et en réduisant la période de pêche professionnelle, n’apparaissent pas, en l’état de l’instruction, de nature à enrayer la dégradation de l’espèce ».
Vu le « risque d’atteinte grave et irréversible porté à la lamproie marine » par l’autorisation de sa pêche, « le préfet de la Gironde a méconnu le principe de précaution », conclut-il.
Il reste au tribunal de juger l’affaire sur le fond, mais le délai de cette deuxième procédure pourrait dépasser un an. En attendant, la décision acte la fin de la saison de pêche de 2023 qui avait commencé en mars et devait se terminer fin avril.
Une décision « pour nuire à une profession »
Les pêcheurs professionnels, derniers encore autorisés par l’arrêté de mars dernier, contrairement aux amateurs (environ 150 en Gironde à avoir un droit de pêche), ont reçu l’information comme un coup de massue.
Sabine Durand, femme de pêcheur et gérante de la marque de conserverie et du restaurant Le Cabestan, également secrétaire de l’AAPED 33, évoque une « catastrophe économique » :
« C’est une décision qui ne va pas défendre la protection d’un poisson, mais nuire à une profession. Elle est prise malgré un manque de données et d’informations qu’on apportera pour le jugement de l’affaire sur le fond. »
Sabine Durand ne conteste pas la menace qui pèse sur l’espèce mais rejette ses causes sur la prédation de la silure, poisson d’eau douce carnivore, « responsable de 80 à 100% » selon elle de la disparition de la lamproie.
« L’existence d’une prédation de l’espèce par le silure ne saurait être regardée comme prépondérante, dès lors que les études, non sujettes à interprétation, par vérification du contenu des estomacs des silures n’ont pas été probantes et qu’en conséquence cette prédation est en l’état des connaissances, sans incidence sur les effets de la pêche sur la préservation de la lamproie marine », juge pourtant le tribunal administratif de Bordeaux.
« Les pêcheurs ne jouent pas le jeu »
De son côté, Philippe Garcia, président de DMA accuse les pêcheurs « de ne pas jouer le jeu » :
« En 2022, les 37 pêcheurs professionnels en Gironde ont déclaré 69000 lamproies et les quelques dizaines d’amateurs en ont capturé 8400. C’est énorme. Cette année, alors qu’ils doivent vendre à l’Etat 10000 spécimens pour assurer une translocation, les déplacer pour leur permettre de frayer et de se reproduire, il y en a eu que 4000. Ils préfèrent la vendre au Portugal où le prix du kilo est bien plus intéressant. »
« C’est faux » rétorque de son côté Sabine Durand qui donne le chiffre de 6000 lamproies remises à l’Etat. Elle rappelle que « la saison n’était pas finie », ce qui aurait permis selon elle de « respecter les engagements avec l’Etat ». Elle relativise l’impact de la pêche :
« L’année dernière était exceptionnelle. D’habitude, on est autour de 40/45000 lamproies par an ».
Philippe Garcia s’appuie sur le suivi des poissons migratoires réalisé dans les trois barrages de la région du Bergeracois (Tuilières et Mauzac sur la Dordogne et Monfourat sur la Dronne).
« Les nids sont devenus rarissimes, assène-t-il. Migado, l’association en charge du suivi des lamproies marines, a documenté un effondrement de la densité de toutes les classes d’âge des larves de lamproie dans les sédiments des rivières. »
Effondrement de l’espèce « en 2026 au plus tard »
Cela signifie « qu’à partir de 2022, il n’existe quasiment plus aucune lamproie juvénile pour dévaler en mer » et que l’effondrement « sera acté en 2026 au plus tard » poursuit le président de DMA.
« On ne pêche pas avec des gros chalutiers non plus !, se défend Sabine Durand. Notre activité est difficile et fragile. Certains doivent avoir une autre activité à côté pour gagner leur vie. Seulement un tiers des pêcheurs professionnels vivent grâce à la lamproie, c’est-à-dire une douzaine. Nous faisons de l’agritourisme, avec un restaurant et une ferme pour vendre nos produits. Et on s’attaque à nous comme étant la cause de la disparition de l’espèce. »
Mais Philippe Garcia tient à rassurer les gastronomes. Selon lui, la lamproie a envahi les grands lacs nord-américains et « les américains ne savent plus comment s’en débarrasser ». Un argument que Sabine Duran reprend aussi à son compte – « S’il y en a autant, pourquoi craindre sa disparition ? » – mais qui peut s’avérer spécieux : il y a encore des ours au Canada, on a pourtant bien déploré la mort du dernier plantigrade des Pyrénées.
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