« Il faut être terre à terre, s’intéresser au caillou dans la chaussure. » Cette phrase de Bruno Latour, sociologue et philosophe français, est prise au pied de la lettre dans la collaboration entre Nadia Russell Kissoon et Ema Eygreteau. La première est responsable de L’Agence créative et de la galerie itinérante Tinbox. La seconde est artiste plasticienne, également professeur d’Arts plastiques.
Dans un projet intitulé « Ouroboros » (représentation mythologique d’un serpent qui se mord la queue), les deux femmes se sont intéressées à une maladie « invisible et invisibilisée » qui touche une femme sur dix en France : l’endométriose. Après six mois de résidence d’artistes au CHU de Bordeaux et à l’Unité fonctionnelle d’endométriose, dans le cadre du programme « Culture et Santé 2022 », elles proposent en binôme une exposition qui est visible dans le cadre de la foire d’art BAD+ Art Fair à Bordeaux.
Douleur personnelle
L’endométriose est « le caillou dans la chaussure » de Nadia Russell Kissoon qui en est atteinte. « Ce projet personnel relève de la volonté de parler de cette maladie de la place où je suis d’acteur culturel », dit-elle. Pour partager son regard sur cette douleur personnelle, elle a invité Ema Eygreteau, capable à ses yeux de traduire l’intime dans une expression artistique tournée vers le corps, ses réseaux et ses fluides.
L’artiste a déjà investi l’espace d’exposition itinérant Tinbox. La première collaboration remonte à mars 2021, se souvient la galeriste :
« L’exposition portait le nom de “Gossipium”, un ensemble de sculptures textiles qui évoque un tissu cellulaire mi-humain, mi-végétal avec une esthétique colonisatrice de la galerie par une matière hors de contrôle. Et il y a eu le premier confinement pour un virus qui allait paralyser le monde. Cette exposition a eu un effet miroir avec la pandémie. Je venais la voir pendant l’heure de sortie autorisée et j’observais ce travail qui n’était alors vu par personne. »
« Le confinement m’a sauvé » confie Nadia Russell Kissoon. « Les œuvres agissantes » d’Ema Eygreteau la poussent à étudier sa propre maladie. « Les médecins ne l’expliquent pas », alors elle entame ses propres recherches qui aboutissent à « un protocole alimentaire pour diminuer l’inflammation ».
Une maladie occultée par la « domination patriarcale »
Comme la définit l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), l’endométriose est une maladie gynécologique fréquente « liée à la présence de tissu semblable à la muqueuse utérine en dehors de l’utérus », et qui se développe jusqu’à toucher différents organes. La maladie peut être asymptomatique ou provoquer des douleurs fortes, notamment au moment des règles.
« Parce qu’elle est associée aux règles, elle n’a pas intéressé les chercheurs plus que ça, poursuit Nadia Russell Kissoon. Elle correspond à une forme de domination patriarcale dans la société. La recherche, notamment des médicaments, a souvent été faite pour les hommes. Qu’est ce qui explique que cette maladie, qui existe depuis l’Antiquité, ne soit jamais vraiment traitée ? On en parle beaucoup plus aujourd’hui, mais ce n’est pas parce qu’elle est à la mode ou qu’il y en a plus, c’est parce que les femmes ont fini par militer pour sa reconnaissance. »
Lors de leur résidence à l’Unité fonctionnelle d’endométriose du CHU de Bordeaux, Nadia Russell Kissoon et Ema Eygreteau brassent les témoignages de 300 femmes et mettent en place un programme d’échanges avec une dizaine d’entre elles.
« Toutes les femmes rencontrées à travers ce projet ont raconté une maladie personnelle. Il y a autant de définition de cette maladie qu’il y a de femmes. »
Démonstration de force
« Ouroboros » est le compte rendu à la fois visuel et sonore de ces rencontres. L’exposition illustre la dimension de l’art intime avec l’authenticité d’un témoignage capable de déplacer les frontières entre l’identité individuelle et l’identité collective.
Ema Eygreteau fait sienne « le caillou dans la chaussure » et traduit cette maladie en pierres peintes « à travers la projection qu’avait les femmes elles-mêmes des nodules qui colonisent le corps ». Chaque pierre est une douleur dont l’intensité se mesure par la hauteur de son socle disposé parmi d’autres à la manière de la Chaussée des Géants, formation volcanique sur la côte d’Irlande du Nord.
Deux grands dessins et une peinture présentent des magmas de kystes massifs à qui la suspension dans l’espace de leur support, accompagnée de coulures organiques, confère une inquiétante légèreté.
Nadia Russell Kissoon accompagne le dispositif d’un « cycle » sonore. Les récits enregistrés des femmes rencontrées sont superposés jusqu’à « la difficulté de se faire entendre et donc d’être écouté pour être soigné ». Si l’ensemble alerte sur une vulnérabilité chronique, « il ne s’agit pas d’une vulnérabilité que la société qualifié de faiblesse, mais d’une démonstration de force : celle des femmes à rester debout ».
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