À partir du 2 octobre, 150 étudiants bordelais se verront attribuer tous les mois, jusqu’en juillet 2024, un pécule de 100 e-gemmes (version numérique de la gemme, soit l’équivalent de 100 euros), à dépenser via leur smartphone dans les structures partenaires de la monnaie locale girondine. Ils ont été tirés au sort parmi 300 volontaires, issus des établissements d’enseignement supérieur de Bordeaux Métropole.
Alors que le Département de la Gironde et la Ville de Bordeaux prévoient le lancement d’une « carte vitale de l’alimentation » en mars 2024, le CREPAQ réfléchit depuis 2019 à mettre sur pied une solution s’adressant spécifiquement au campus universitaire bordelais. Dominique Nicolas, co-fondateur et co-président de l’association, attestait déjà d’une hausse de la précarité alimentaire il y a quatre ans, avant qu’elle ne devienne « explosive » après la crise sanitaire.
Des chiffres alarmants
Une enquête menée par diverses associations de l’Université Bordeaux Montaigne en mars dévoilait des chiffres alarmants, trois ans après le début de l’épidémie de Covid-19. 91% des répondants affirmaient vivre avec moins de 940 euros par mois, soit en dessous du seuil de pauvreté (fixé à 1102 euros selon l’INSEE). Parmi les 1400 étudiants interrogés, 14% avaient recours à l’aide alimentaire de manière régulière et 1 étudiant sur 10 sautait des repas par manque d’argent.
Face à cela, les associations de distribution alimentaire constituent une des seules réponses d’urgence pour venir en aide aux étudiants précaires. En 2021, un frigo « zéro gaspi » avait notamment été installé par le CREPAQ sur le campus de l’Université Bordeaux Montaigne à Pessac. Néanmoins, Dominique Nicolas fustige un système qui atteint ses limites :
« Les pouvoirs public se déchargent sur des associations. […] Pour l’instant, l’aide alimentaire n’est que de l’assistanat basé sur du bénévolat. Mais aujourd’hui, les bénévoles n’en peuvent plus, il faut trouver une autre solution. »
Si en 2021, l’État avait mis en place les repas à 1 euro dans les restaurants universitaires, l’association plaide pour que ce droit soit désormais ouvert à tous les étudiants, et non pas aux seuls étudiants boursiers ou en situation de précarité (comme c’est le cas aujourd’hui).
La mise en œuvre de cette expérimentation auprès des étudiants bordelais répond aussi à un objectif politique visant, à terme, à impulser la création d’un système inspiré de la Sécurité sociale, comme l’explique Dominique Nicolas :
« L’idée, à terme, c’est que la Sécurité sociale alimentaire soit instituée par une loi et que le budget découle des cotisations de chacun. »
Une charge mentale financière
Romain Delpy, qui entre en première année de thèse en informatique, fait partie des étudiants tirés au sort cette année. Depuis cinq ans, il doit se débrouiller avec un budget de 600 euros, que ses parents lui versent chaque mois. Malgré ça, il a été obligé de travailler les week-ends et le soir après ses cours, afin d’arrondir ses fins de mois. Il a également bénéficié de l’aide alimentaire du Crous et, parfois, d’un coup de pouce de ses amis. Après un cursus universitaire perturbé par les difficultés financières, il est soulagé de pouvoir enfin être rémunéré grâce à son contrat doctoral :
« On ne devrait pas avoir à étudier dans le seul but de pouvoir vivre. C’est le contraire : on devrait vivre pour pouvoir étudier. »
Romain Delpy souligne également le coût psychologique lié à la précarité financière. Comme l’atteste l’enquête concernant les étudiants de Bordeaux Montaigne, deux tiers confirment « contrôler leurs dépenses alimentaires ». Pour le doctorant en informatique, le fait de réfléchir continuellement à son budget constitue un « poids monstrueux sur les épaules des étudiants ».
En prime de cette charge mentale, Dominique Nicolas rappelle qu’il est aussi « très stigmatisant » pour les bénéficiaires de l’aide alimentaire de devoir justifier de leur situation, d’où l’importance d’un accès universel à la Sécurité sociale alimentaire.
Une « chaîne vertueuse » qui n’oublie pas les producteurs
La démarche s’inscrit dans une réflexion plus globale autour de la citoyenneté et de l’ancrage territorial. En favorisant l’accès à des prestataires alimentaires éthiques ayant signé la charte du réseau de monnaie locale, l’utilisation de la gemme permet de contribuer au circuit économique territorial, créé par l’association. Yannick Lung, co-président de la gemme, voit dans cette expérimentation la possibilité de montrer qu’il est possible de manger mieux, « pas forcément pour beaucoup plus cher ».
Jean-Baptiste Thony, élu délégué à l’économie circulaire et à la monnaie locale à la Ville de Bordeaux, loue ce projet qui prend en compte le « coût réel » de l’alimentation des plus précaires.
Le projet se veut aussi défenseur des droits des producteurs. Le co-président du CREPAQ partage le désir de créer une « chaîne vertueuse » grâce à l’utilisation de la monnaie locale :
« On veut démontrer que si l’on donne les moyens financiers aux citoyens d’accéder à une alimentation durable, alors on peut à la fois améliorer sa santé et permettre aux producteurs locaux de sortir également de la précarité. »
Olivier Buitge, gérant du magasin Biocoop de Talence, rejoint les déclarations faites par les deux associations et espère voir sa clientèle se diversifier, quand certains « n’osent pas rentrer dans ce type de magasins », selon Yannick Lung.
Une gouvernance démocratique inédite
Tous les étudiants, sans distinction de revenus, pouvaient se porter volontaire pour rejoindre le panel. En contrepartie, une cotisation mensuelle libre (d’un montant minimum de 10 euros) leur est demandée. Un autre critère a été retenu par la Caisse locale de l’alimentation : le respect de la parité, alors même qu’une majorité de femmes avait répondu à l’appel à candidatures.
Toutes ces règles de fonctionnement ont été votées selon la méthode du jugement majoritaire par la Caisse locale de l’alimentation, organe de gouvernance de l’expérimentation chargé du suivi du projet, qui s’inspire notamment des recommandations du Collectif national pour une Sécurité sociale de l’alimentation. Elle se compose de 20 étudiants, des deux universités bordelaises, de l’école Bordeaux Sciences Agro, d’associations d’aide alimentaire, d’associations étudiantes, de commerces (Biocoop) et de collectivités comme les villes de Pessac et de Bordeaux.
C’est donc la Caisse locale qui supervisera démocratiquement le budget de 200 000 euros alloué au projet. 75% sera dédié à la dotation mensuelle des étudiants, tandis que 25% serviront à rémunérer l’ingénierie des associations facilitatrices ; le CREPAQ et la gemme. La grande majorité du financement provient de financements publics (Région Nouvelle-Aquitaine, Département de la Gironde, Bordeaux Métropole, Ville de Bordeaux, Université de Bordeaux, Université Bordeaux Montaigne) et privés (Fondation de France, Fondation Carasso, Fondation de l’Université, Domofrance, Crédit Mutuel du Sud Ouest). À cela s’ajoutent les cotisations des étudiants bénéficiaires, ainsi que les dons issus d’une campagne de financement participatif.
Afin d’étoffer la part des cotisations dans le budget, les partenaires projettent d’ouvrir l’expérimentation à l’ensemble de la communauté universitaire (tels que les enseignants ou les personnels administratifs, qui ont des revenus plus élevés que les étudiants) au cours des prochaines années.
Enfin, tout au long de l’année, une équipe de chercheurs pluridisciplinaire suivra le projet pour évaluer son impact, sur les pratiques alimentaires des étudiants notamment.
Chargement des commentaires…