« N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Votre vie durant, vous devrez demeurer vigilante », avait dit Simone de Beauvoir à son amie et militante féministe, Claudine Monteil. C’était en 1974, la loi Veil venait d’être votée à l’Assemblée nationale.
En juin 2022, la Cour suprême des États-Unis a révoqué l’arrêt Roe vs Wade, annulant le droit constitutionnel à l’avortement. Quatorze États ont ainsi interdit l’interruption volontaire de grossesse (IVG) sur leur territoire. En Italie, Giorgia Meloni affiche clairement son opposition à l’avortement, et une majorité de médecins refuse de réaliser des avortements, au titre de l’objection de conscience.
Un droit qui n’est jamais acquis, rappelle Annie Carraretto, co-présidente du Planning familial de la Gironde. Née en 1956, année de fondation du Mouvement français pour le planning familial (alors nommé « La maternité heureuse »), elle participe aux manifestations féministes des années 70 qui ont précédé l’entrée en vigueur de la loi :
« Les mêmes qui étaient dans l’Assemblée nationale contre Simone Veil, sont toujours là. On n’a pas battu le patriarcat, la domination masculine existe toujours. »
L’association bordelaise – qui œuvre pour les droits à l’éducation à la sexualité, à la contraception, à l’avortement, à l’égalité entre les femmes et les garçons et lutte contre toutes les discriminations, le sexisme et les violences de genre – fête ce mois-ci ses 60 ans d’existence.
Du 28 septembre au 28 octobre 2023, une série d’événements et de festivités est organisée (programme complet à retrouver sur la page Facebook). Jeudi 28 septembre, à l’occasion de la journée internationale pour le droit à l’avortement, un rassemblement est organisé à 18h place de la Comédie.
« C’était avant le procès de Bobigny »
À Bordeaux, une déclinaison départementale du Mouvement français pour le planning familial voit le jour en 1963. Elle est créée par deux médecins, Suzanne Chauveau et Robert Malgouyard.
Quatre ans avant la loi Neuwirth, qui autorise l’accès à la contraception, les femmes avortent clandestinement, livrées aux mains des « faiseuses d’anges ». « C’était l’époque des aiguilles à tricoter et des cintres », raconte Annie Carraretto :
« Il y avait un état sanitaire désastreux, les femmes mourraient. On faisait venir des pilules et des moyens de contraception des pays anglo-saxons de manière cachée. C’était avant le procès de Bobigny qui a révélé publiquement les choses. »
En 1973, le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) revendique la pratique des interruptions de grossesse clandestines. Médecins, militants et militantes du MLAC pratiquent la méthode Karman, dite « par aspiration », encore utilisée aujourd’hui. Le nombre de décès liés aux avortements clandestins connaît alors une forte baisse en France.
Ce mouvement de désobéissance civile pousse le gouvernement à légiférer avec la promulgation, en 1975, de la loi Veil pour une période de 5 ans. L’avortement sera définitivement légalisé en 1979. Son remboursement par la Sécu interviendra à partir de 1983.
Antivols sur les tables d’opérations
Au début des années 90, le Planning Familial de la Gironde est « au creux de la vague » se souvient Monique Nicolas, ancienne présidente de l’association : « Quand les lois Neuwirth et Veil sont passées, des membres du Planning ont pensé que la lutte était finie. » La structure existe encore mais il n’y a plus de conseil d’administration.
C’était sans compter sur la vingtaine de mouvements féministes qui se réunissent dans la capitale girondine. Étudiantes, travailleuses, militantes politiques et syndicalistes se retrouvent lors de réunions non-mixtes. Monique Nicolas, alors membre de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), retrace la nouvelle « impulsion » de l’association bordelaise :
« On s’est investi dans la reconstruction du Planning familial, au moment où les commandos anti-IVG ont commencé sévir. »
Car partout en France, ces actions se multiplient. À Bordeaux, elles ont lieu à l’hôpital Bagatelle et à Saint-André. « C’était inédit », décrit Nicole Blet, ancienne présidente du Planning Familial de la Gironde. À 70 ans, celle qui milite depuis l’âge de 18 ans, se souvient « d’actions spectaculaires » :
« À Saint-André, au centre d’orthogénie, les membres de ces commandos s’enchaînaient aux tables d’opération. Plus rien n’était stérile. »
« Ils utilisaient des antivols de moto, c’était difficile pour la police de les détacher » détaille Monique Nicolas. Derrière ces actions, deux associations du milieu catholique intégriste : SOS Tout Petits et La Trêve de Dieu. Ces mouvements « pro-vie » nommaient leur action des « sauvetages ».
Procès
À Paris, une Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception (CADAC) voit le jour. En 1991, une déclinaison est créée à Bordeaux : le Collectif bordelais pour le droit à la contraception et à l’avortement. Elle réunit différents partis politiques, syndicats et associations, dont le Planning familial.
Le Collectif demande une audience au procureur de Bordeaux afin que des poursuites judiciaires soient engagées. Un commando est intervenu à l’hôpital Saint-André quelques jours avant, le 29 mai 1992, où une aide-soignante sera notamment blessée. « Un procès qui fait figure de test national dans la partie bras de fer qui oppose les militants anti-IVG aux défenseurs de la loi », annonce t-on dans le journal télévisé de la 2 de novembre 1993 (vidéo INA ci-dessous).
18 personnes sont inculpées, dont Claire Fontana, présidente de La Trêve de Dieu et Thierry Lefèvre, son secrétaire général. Sur le banc des parties civiles, des syndicats et des associations, dont le Planning familial et le Centre Accueil Consultation Information Sexualité (CACIS). En 1995, suite à un procès en appel, les dix-huit membres d’un commando anti-avortement sont définitivement condamnés à des peines de prison allant de quatre à six mois avec sursis.
Contre l’extrême droite, toujours
« Il a fallu une extrême mobilisation du mouvement féministe pour faire bouger les pouvoirs politiques et obtenir le délit d’entrave à l’IVG », expose Monique Nicolas. En janvier 1993, une loi est adoptée qui reconnaît ce délit, permettant d’engager des poursuites contre les commandos.
C’est sur la base de ce même délit que l’association a déposé plainte trois fois cette année 2023. À Bordeaux, les locaux du Planning familial ont été la cible de dégradations de la part de l’extrême droite. Récemment, l’association a appris le classement sans suite de l’une de ses plaintes. « Personnellement nous n’avons pas peur, mais ce n’est pas évident pour les femmes qui viennent au local » réagit Nicole Blet :
« Pour faire enregistrer nos plaintes, c’est la croix et la bannière. Les dégradations sur les murs ce n’est pas important, c’est le délit d’entrave qu’elles représentent et l’intimidation pour les femmes. »
« Il ne faut pas sous-estimer l’extrême droite, il faut l’affronter » ajoute Annie Carraretto. La place médiatique et politique laissée aux idées conservatrices doit amener à de la « vigilance » :
« Ce sont des idées mettant en avant une société qui laisse les femmes à la maison et les enfants dans une certaine d’éducation. En France, une femme est tuée tous les trois jours, un enfant meurt tous les cinq jours et un viol ou une tentative de viol ont lieu toutes les quatre minutes. »
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