Sous le bitume, la colère. Il est 7h du matin sur la rocade bordelaise, entre les échangeurs numéros 26 et 27. Environ 150 tracteurs bloquent la partie nord-est de l’axe routier, à l’appel de la FNESA et des Jeunes Agriculteurs. Une déviation est mise en place par les services de la préfecture, la circulation continue ailleurs.
« Le problème, c’est que pour se faire entendre, c’est pas suffisant », lâche Steven, 26 ans, éleveur de viande en bio à Saint-Loubès. Comme beaucoup ce mercredi matin, il n’est pas syndiqué et n’a pas l’habitude de manifester. « Il y a beaucoup d’agriculteursqu’on a jamais vu dans les réunions syndicales, ça prouve qu’il y a un malaise », surenchérit Jean-Louis Dubourg, président de la Chambre d’agriculture de Gironde :
« Il faut de la simplification. Les agriculteurs sont soumis à des contraintes qu’ils n’arrivent pas à suivre, voire qu’ils ne connaissent pas. Il y a l’exemple des zonages géographiques. Plusieurs cartes se superposent : l’une c’est pour les cours d’eau, l’autre c’est pour le traitement phytosanitaire. C’est compliqué. »
Pauvreté
Lourdeur administrative, baisse du revenu agricole, concurrence européenne… Les racines de la colère sont plurielles. Malgré une rencontre entre la FNSEA, les Jeunes Agriculteurs, le premier ministre Gabriel Attal et le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau lundi 22 janvier, la mobilisation ne faiblit pas dans le monde agricole. À Bordeaux, une opération escargot sur la rocade est finalement décidée à 10h par les organisateurs. Elle se terminera vers 14h30.
En France, 18% des ménages agricoles vivent sous le seuil de pauvreté. En 30 ans, le revenu net de la branche agricole a baissé de près de 40% en euros constants, selon le ministère de l’Agriculture.
« Je travaille plus de 70 heures par semaine et je gagne 1000 euros par mois. Si on nous augmente l’essence de 30%, je ne vais pas m’en sortir », poursuit Steven, qui espère voir la mobilisation s’inscrire dans la durée.
« Si je paye mes factures, c’est déjà bien », témoigne Hervé, 50 ans, viticulteur à Pleine-Selve, dans le Nord-Gironde :
« Un agriculteur doit être polyvalent, plus compétent que le fonctionnaire qui est en face. Pour la moindre chose, il faut faire un document. Pour l’arrachage des vignes, il faut faire un plan par hectare, demander les subventions, enlever les piquets, vider de la parcelle et labourer. »
« Enjeu de société »
« Le but, aujourd’hui, c’est de faire un blocage à durée indéterminée tant que nous n’avons pas des réponses de la part du gouvernement », explique Vincent Bougès, président en Gironde des Jeunes Agriculteurs. « Il y a une détermination commune », décrit-il :
« Nous demandons des réponses concrètes sur la question du revenu des agriculteurs, sur les distorsions de concurrence, la pleine application de la loi EGAlim et l’arrêt de la taxation du GNR (Gazole non routier). Une mobilisation qui ramène autant de monde en Gironde, c’est un fait rare : éleveurs, céréaliers, viticulteurs… S’il n’y a plus d’agriculteurs sur nos territoires, c’est une forme de mort de nos territoires. Ce n’est pas seulement la question de la colère d’une corporation, mais un enjeu de société, celui d’une agriculture viable. »
« Nous sommes pris en étau entre la stratégie du circuit-court et le portefeuille du consommateur », résume Pascal Turani, apiculteur à Bouqueyran et représentant de la FNSEA Nouvelle-Aquitaine dans la commission apicole. En vente directe, il vend son kilo de miel à 14 euros, soit 10 fois plus cher que du miel issu de l’importation.
« L’année passée, les ventes de miel ont chuté de 10% en France. Les consommateurs préfèrent se tourner vers le sirop d’agave ou les pâtes à tartiner. On a perdu le marché. Il faut que le coût de production soit rémunéré par des aides ou que le consommateur paye plus. En attendant, c’est nous qui servons de tampons. »
Un suicide tous les deux jours
Le long des glissières de sécurité de la rocade bordelaise, les revendications des agriculteurs ont été inscrites sur des cercueils en carton. Une action symbolique alors que de récentes études soulèvent une surmortalité des agriculteurs par rapport au reste des Français.
Selon Santé Publique France, un agriculteur se suicide tous les deux jours dans le pays. « Quand c’était France Télécom il y a 15 ans, tous les journaux en parlaient », déplore Mathieu, 34 ans, viticulteur dans l’Entre-deux-Mers. Il est salarié au sein du domaine de ses parents, qui compte 53 hectares :
« 10 ans que j’essaye de reprendre l’exploitation. Ça fait 5 mois que je vis chez ma mère, je suis obligé de partager mon salaire avec elle. Elle ne peut plus se payer. Nous ne sommes plus en capacité de payer de la main d’œuvre donc le travail n’avance plus correctement. On produit moins. C’est le serpent qui se mord la queue, on va finir par tous crever. »
De nombreux agriculteurs manifestent pour la première fois. Signe d’un « point de non-retour » pour Jean-David, 50 ans, éleveur de bovins vers Bazas :
« On subit tous les jours le harcèlement des banques, des assurances, de la MSA… Ça ne s’arrête jamais. Le gros problème, c’est la valorisation de notre travail qui n’est plus à la hauteur des charges qui ont explosé. »
D’une seule voix, tous veulent « des actes, et non plus des promesses ».
Chargement des commentaires…