« C’est la première fois que mes parents ont une sépulture », murmure Boris Cyrulnik dans le micro, le bras tendu vers deux pavés dorés scellés sur le trottoir du 60 rue de la Rousselle, à Bordeaux. C’était la dernière adresse de Nadia et Aaron Cyrulnik avant d’être arrêtés par les nazis en 1942 et déportés à Auschwitz au départ de Drancy. La première par le convoi n° 64 le 19 juillet 1942, le second par le convoi n° 64 du 7 décembre 1943. Ils ne reviendront jamais.
« Il n’y a pas une seule culture sans rituel du deuil, déclare le neuropsychiatre et écrivain. Moi, j’étais obligé d’ignorer la mort des mes parents, je ne sais pas où et comment ils sont morts. C’est source de honte et de culpabilité. Grâce à Bordeaux, et vous qui participez au deuil et à l’enterrement de mes parents, c’est la reconnaissance qu’ils ont été vivants. Ils sont là, ils ont vécu là, pour moi c’est un sentiment de gratitude immense. »
Un moment de grande émotion saisit une assemblée d’une centaine de personnes, parmi lesquelles des élus, dont le maire de Bordeaux, Pierre Hurmic, et des collégiens.
« Nous ramenons les disparus dans notre quotidien »
Le célèbre neuropsychiatre et écrivain français est né à Bordeaux en 1937. La veille de l’arrestation de ses parents, sa mère le confie à l’Assistance publique tout juste âgé de 6 ans. Il y reste un an avant que son enseignante Marguerite Farges ne l’emmène chez ses propres parents, rue Adrien-Baysselance dans le quartier Saint-Genès à Bordeaux.
Le 10 janvier 1944, il est arrêté sur dénonciation et conduit à la synagogue de Bordeaux où il est fait prisonnier avec 364 personnes juives. Il réussit à se cacher et éviter la déportation à Auschwitz. Seul survivant de sa famille, Boris Cyrulnik a aussi participé ce mercredi dans cette même synagogue à la commémoration des 80 ans de cette rafle menée par l’armée allemande avec la complicité de la police française de Vichy.
Sur les deux pavés en laiton scellés on peut lire : « Ici habitait Aaron Cyrulnik, né 1911, arrêté 15.7.1942, interné Drancy, déporté 1943, Auschwitz, assassiné. Et « Ici habitait Nadia Cyrulnik, née 1913, arrêtée 15.7.1942, interné Drancy, déportée 1942, Auschwitz, assassinée. »
« En posant ces pavés, nous ramenons les disparus dans nos rues, dans notre quotidien, et j’allais dire dans la communauté des vivants, ajoute Pierre Hurmic. En inscrivant leur nom sur une plaque dorée, nous leur donnons leurs dignités de femmes et hommes, de Bordelaises et de Bordelais, de mère et de père… en scellant ces pavés, nous rappelons cette vérité : oui la Shoah a eu lieu. Aucun faussaire de l’histoire ne sera tranquille tant que nous rappellerons inlassablement ces faits. »
17 pavés à Bordeaux
Le maire de Bordeaux rappelle que les pavés de la mémoire forment aujourd’hui « le plus grand mémorial » pour les 6 millions de victimes de l’Allemagne nazie. Plus de 98 000 pavés ont été installés dans près de 1 800 communes européennes.
Les Stolpersteine sont une création de l’artiste berlinois Gunter Demnig. Ils avaient été posés dans les années 1990 de manière illégale en Cologne et Berlin. A Bordeaux, c’est l’Université Bordeaux-Montaigne qui les a introduits en 2017 faisant de la ville, avec Bègles, les premières grandes villes françaises à s’être engagées dans cette démarche.
Avec les deux pavés installés ce mercredi, 17 ont déjà été posés à Bordeaux devant les derniers lieux de vie des victimes du nazisme. 295 familles, dont 85 enfants, ont été déportées de Bordeaux vers les camps de concentration et d’extermination.
« La forme artistique de ce rituel est une manière de dire ce qu’on ne peut pas dire autrement », conclut Boris Cyrulnik qui s’alarme du retour du négationnisme, « signe très inquiétant du retour des discours totalitaires ».
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