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Élizabeth d’Angèle, ex sans domicile devenue hôtesse d’une maison ouverte à tous

La septuagénaire a créé son association en 2014. La Maison d’Elizabeth, située sur la place Saint-Martial aux Chartrons, est depuis devenue un lieu d’accueil de jour pour les plus démunis. Du lundi au jeudi elle accueille une vingtaine de sans-abri, leur offre le couvert et la chaleur d’un vrai foyer.

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Élizabeth d’Angèle, ex sans domicile devenue hôtesse d’une maison ouverte à tous
Elizabeth accueille les sans-abri dans une maison louée à Domofrance

« Merci d’exister mamie. » Trois mots griffonnés sur un papier, scotché sur le meuble dans l’entrée par l’un de ses « petits ». Et à 78 ans, Élizabeth en a beaucoup de « petits ». Chaque semaine, du lundi au jeudi de 9h à 16h, elle en accueille en moyenne une vingtaine d’entre-eux par jour, parfois des familles, leur offrant un temps de répit loin de la rue.

Le parcours d’Élizabeth force l’admiration. Née à Marrakech, elle part faire des études à Casablanca avant d’exercer en tant qu’infirmière au sein de l’ONG Médecins du Monde. Elle sillonne le continent, passe par le Niger, le Nigeria, la Guinée ou le Congo. À son retour en France, au début des années 1990, elle prend ses fonctions à la direction d’une maison de retraite à Toulenne.

Passage à la rue

Mais la maladie vient frapper à sa porte l’année de ses 48 ans : atteinte d’un cancer, elle se retrouve seule, endettée et obligée de signer la liquidation judiciaire de la maison de retraite qu’elle avait fondée. Ses biens personnels sont saisis pour payer l’ensemble des dettes et les rues de Bordeaux deviennent son domicile.

Après quatre ans et demi à la rue, la rencontre avec une famille en vacances au Cap Ferret lors d’un passage au CHU de Bordeaux vient la délivrer de ces années de galère : ils l’accueillent chez eux, d’abord au Cap Ferret, puis à Saumur. Grâce à eux, elle revient dans la région, trouve un logement à Ambarès et reprend avec le temps un semblant de vie normale. Minée par sa maladie et ses années dans les rues bordelaises, elle n’a jamais pu retrouver du travail.

« Moi-même, ayant eu un passage à la rue, quand je m’en suis sortie j’ai décidé de continuer à aider ceux qui y sont restés », explique-t-elle.

L’idée de mettre fin à ses jours lui a souvent traversé l’esprit. De ces années de galère, elle garde une certaine résilience et beaucoup de reconnaissance. Elle consigne ses souvenirs dans un livre, « Une ex-SDF… », sorti en 2006 aux éditions de l’Officine, et qui « se vend encore très bien » ; elle est même invitée dans des collèges ou des lycées pour en parler. Aider son prochain s’impose alors comme une évidence.

Un lancement non sans difficultés

Élizabeth fonde son association en 2014. Elle commence par aller seule à la rencontre de ses anciens compagnons d’infortune lors de maraudes : elle leur porte à manger, des vêtements, les aide à faire leurs papiers. Sans local, elle convient que « ce n’était pas pratique ».

Depuis novembre 2019, elle loue à Domofrance une maison aux Chartrons, qui fonctionne comme un accueil de jour. L’association est agréée par la Mairie de Bordeaux et la Préfecture de la Gironde, et possède un statut lui permettant de préparer des repas tous les jours ainsi que d’avoir droit à la Banque alimentaire.

« Ça n’a pas été le lancement que je m’étais imaginé, parce qu’on a ouvert en plein Covid, confie Élizabeth. J’achetais tout de ma poche, j’ai fonctionné pendant 6 mois avec ma retraite, ce qui m’a mis à découvert, sinon je fermais. Maintenant on est bien, on a des subventions de la Mairie, des fondations, des particuliers, des mécènes de Bordeaux et je vais à la Banque alimentaire tous les lundi pour chercher des denrées alimentaires. »

Du côté de la Mairie de Bordeaux, on reconnaît aussi la qualité de son travail :

« On la subventionne depuis deux ou trois ans et c’est une association qui fonctionne très bien. Élizabeth c’est quelqu’un qui a une manière de faire particulière : elle est très engagée et elle apporte beaucoup de soutien à ceux qui le demandent, ce n’est pas juste une simple distribution alimentaire », confirme Harmonie Lecerf, adjointe chargée de l’accès aux droits, des solidarités et des seniors.

La bâtisse en pierre fait face à l’église de la place Saint-Martial. À l’intérieur, explosion de couleurs : des tableaux décorent les murs blancs, deux drapeaux britanniques trônent sur la commode du petit salon, souvenir du passage du roi Charles III à Bordeaux en septembre 2023. Dans un coin, la tortue Rosalie, elle aussi rescapée de la rue, se prélasse dans sa cage pour le plus grand bonheur des enfants qui passent par l’association.

Une grande baie vitrée donnent sur un jardin, coincé entre quatre murs. « Dès qu’il fait beau on mange dehors, c’est super », explique Élizabeth en désignant la table en bois sous le parasol au centre de la terrasse.

Service 5 étoiles

Ce mardi midi, Éric, Mohammed, Latifou, David et Djibril sont tous les cinq attablés, profitant de la douceur de ce temps estival, prêts à déguster le poulet préparé par « mamie ». L’un a été orienté vers l’association alors qu’il sortait de l’hôpital, les autres par le bouche à oreille.

« Petit à petit on s’intègre et on fait partie de ses petits protégés, c’est comme un petit paradis », partage Éric.

« C’est plus une famille qu’autre chose, elle s’occupe bien de nous et elle ne fait pas de différences », continue Mohammed.

En bout de table, Djibril est un peu plus silencieux. C’est un ami à lui qui l’a amené pour la première fois chez Élizabeth. « Maman, elle m’a beaucoup aidé, elle m’a sauvé », déclare-t-il les larmes aux yeux. La maitresse de maison se lève pour le prendre dans ses bras, émue elle aussi.

Latifou, lui, est arrivé à Bordeaux en novembre 2023. Originaire du Bénin, cet ancien militaire marin s’offre ici une parenthèse :

« C’est comme ma maman et pour moi c’est la meilleure association de Bordeaux parce qu’on a fait du théâtre, elle organise des choses pour qu’on puisse oublier nos soucis, confie-t-il. Mais ce qui me touche un peu c’est qu’elle n’aime pas qu’on l’aide. On lui dit “on va faire ci et ça“ et elle ne veut pas, elle dit qu’elle s’est habituée. »

Ses voisins de table acquiescent. « C’est parce que je préfère qu’ils profitent de l’instant quand ils sont là, à discuter et à se changer les idées entre eux », objecte avec pudeur Élizabeth. Pour David, « mamie elle a trois étoiles ». « Non cinq », s’empresse de corriger Mohammed, gagnant sans difficulté l’adhésion de ses quatre compagnons du jour.

Un tremplin

Mais attention, pour entrer chez Elizabeth, il y a des règles à respecter. Pas de téléphone à table, on n’oublie pas d’être poli et surtout on pense à s’inscrire pour les repas. « Je suis là pour les aider mais il faut aussi le minimum de respect pour tout le monde », justifie-t-elle. En plus de leur offrir le couvert, elle met les deux douches de la maison à disposition et les aide à faire leur papiers.

« La maison d’Élizabeth c’est un tremplin, assure-t-elle, ce n’est pas une maison pour faire des assistés, c’est pour aider les gens qui sont tombés dans des mauvaises situations quel que soit le motif, c’est pour donner goût à la vie et retrouver sa dignité. »

Pour ce faire, Élizabeth aide ses pensionnaires à trouver du travail ; elle les accompagne dans leurs démarches, se rend parfois aux entretiens d’embauche avec eux et leur prend elle-même des appartements en sous-location. En ce moment, elle en sous-loue quatre : trois à Domofrance et un à la Mairie. Cela s’est toujours bien passé avec les propriétaires.

Confiance mutuelle

« Ça nous donne du courage parce qu’on veut s’en sortir », affirme Éric. Ils travaillent et payent leur loyer, de son côté la gérante de l’association ne leur exige ni mois de caution, ni bulletins de salaires. C’est une « confiance mutuelle ».

« C’est sûr qu’ils ont une grosse peine en eux, une grosse misère en eux, mais on est là pour les aider, leur faire oublier ça. »

La situation actuelle n’arrange rien ; la question de l’accueil des étrangers ressurgit à chaque poussée électorale de l’extrême droite. Une ombre qui plane et qu’Élizabeth ne peut concevoir.

« Ce sont des êtres humains comme nous, la couleur de peau c’est tout ce qu’on a de différent, autrement on est tous pareils, s’indigne-t-elle. Et il faut arrêter de croire que ce sont des délinquants, ils n’attendent que d’aller travailler et sont partants pour s’en sortir. »

« On ne veut pas que la maison disparaisse »

Mais à son grand âge, Élizabeth commence à réfléchir au futur de son association :

« Je me donne encore trois ans, estime-t-elle. Je souhaiterais la transmettre à quelqu’un mais c’est très dur et puis c’est vrai que mon expert-comptable me le dit, jamais ça ne tournera après vous comme vous la faites tourner. »

En plus d’assurer l’accueil aux Chartrons du lundi au jeudi, elle se rend dans des squats le week-end. Elle se fait aider au quotidien par quelques bénévoles mais assure une grosse partie de la gestion toute seule. Des compliments, elle en reçoit. Quand on lui fait remarquer que son association fonctionne bien, elle glisse toujours un petit « oui, malheureusement »…

« Je dis souvent que s’il n’y en avait pas besoin elle n’existerait pas. Ce serait mon entreprise je serais déjà millionnaire, parce qu’il y a tellement de monde qui passe, qui ont besoin d’aide. »

Pour ses petits, l’incertitude du futur est aussi une source d’inquiétude.

« Tout ce qu’on souhaite c’est la maison d’Élizabeth grandisse, parce que mamie elle prend de l’âge et elle a besoin de soutien, que ce soit financier et humain, reconnaît Mohammed. On ne veut pas que la maison disparaisse avec mamie, on veut que sa mentalité perdure. »


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