Le Seul fou de Marc Pautrel
« Quand on se met à écrire, on entre dans un autre monde », disait Marc Pautrel dans un entretien en 2018. Dans Le Seul fou, dernier livre de l’auteur bordelais publié en août 2024 aux éditions Allia, c’est un monde où le narrateur se multiplie et se démultiplie à chaque phrase pour évoquer une flopée de mondes dans son monde.
Marc Pautrel s’y présente comme « un homme percé », qui laisse déverser les mots de tête sur les pages, qui laisse passer la lumière comme les fêlés de Michel Audiard.
« Plus de freins »
Le lecteur suit une pensée qui va à 200 à l’heure. Un esprit qui picore les sujets de la vie. « Vous êtes né ? Très bien, alors sachez que vous vous trouvez au volant d’un modèle de voiture un peu spécial : il n’y a pas de marche arrière, il n’y a pas non plus de freins », écrit-il. On est embarqué dans son livre de la même manière.
C’est un livre d’une soixante-dizaine de pages sans aucun alinéa et sans aucun retour à la ligne. Le lecteur inspire et entre en apnée dans un récit sans histoire, sans vraiment de contexte, avec des personnages qui apparaissent et disparaissent à la vitesse d’une idée et d’une écriture qu’on imagine machinale, rapide, au point que « ma main ne m’appartient plus quand j’écris » et que « les lettres collent aux doigts ».
Son métier d’écrivain, ses relations avec son entourage, ses amours… comme une vie qui défile avant de mourir. Des textes qu’on aurait mis dans un shaker à cocktail pour mélanger des phrases courtes et d’une précision inouïe. Le Seul fou est à boire cul sec, d’une traite avant de comprendre que « le fou ne s’en rend pas compte qu’il est devenu fou ».
Marc Pautrel est né en 1967. Il vit à Bordeaux où il se consacre entièrement à l’écriture depuis 1992 après des études à Sciences-Po Bordeaux puis à la Faculté de droit où il obtient une maîtrise en droit privé. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages pour la plupart publiés chez Gallimard.
La Mer à Venise de Jean-Hugues Larché
Le rencontre entre les deux personnages est théâtrale. Clara est italienne venue à Venise après un chagrin d’amour. Ugo est Bordelais, régulièrement en visite en Italie. Ils se rencontrent dans une mise en scène romantique où l’auteur, Jean-Hugues Larché, ne fait pas l’économie de clichés de circonstance : un quai, une terrasse de café, des mouettes, une coupe de champagne, un baise-main avant de se quitter… ou de se retrouver.
Il ne faut cependant pas s’arrêter sur le début de cette romance. Elle n’est que le décor d’une déambulation détaillée dans la Cité des Doges et le fil d’un parcours minutieux à la découverte d’œuvres d’art, cachées ou non.
« Tenez, par exemple tournez-vous sur la droite, vers le bâtiment postal. Regardez au troisième étage de cette calle étroite. Un peu en retrait, cette statue d’un couple enlacé, nu, qui ne demande qu’à être remarquée. A Venise, il suffit de lever les yeux. La plupart des touristes ne le font pas et les habitants ne le font plus. »
Pas de mer à Venise
Neptune offrant des cadeaux à Venise de Giambattista Tiepolo au Palais des Doges, L’Assomption de la Vierge de Titien à la basilique Santa Maria Gloriosa dei Frari, Le Jugement dernier de Tintoret à l’église de la Madonna del Orto (où le peintre est enterré)… en passant par un Sans titre de Kooning au Musée Peggy-Guggenheim, c’est une véritable visite culturelle guidée qu’offrent et commentent les deux amoureux, avec références pointues et analyses insolites.
La plus frappante : les peintres vénitiens entre les XVe et XVIIIe siècle n’auraient pas peint la mer alors qu’elle faisait partie intégrante de leur quotidien, de leur environnement, et de leur activité maritime et commerciale. « Comme si, dans la superstition des âges et dans d’autres cultures, un dieu vénéré envahissait le quotidien des hommes et qu’on ne le représentait pas ! »
Drôle de trouvaille pour ce livre paru aux éditions Zeraq (ou zérac, jargon militaire qui désigne le quart de navigation le plus difficile entre minuit et 4h), lesquelles, basées à Bordeaux, se consacrent à « l’univers fascinant de la mer et de la navigation » sous la direction d’un marin, Andrea Cappai… vénitien de naissance.
Jean-Hugues Larché est né en 1962. Installé à Bordeaux, il est libraire de livres anciens depuis 2004. Auparavant, après des études de sociologie et quelques voyages, principalement en Italie, il a occupé le poste d’éclairagiste et de régisseur au théâtre du Capitole et Sorano à Toulouse. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages paru notamment aux Editions Safrans et Gallimard.
Albert Camus face à la violence de Rémi Larue
« Je me révolte, donc nous sommes », écrit Camus dans L’Homme révolté. Cet essai philosophique paru en 1951 trouve son origine dans l’expérience de résistant de l’auteur, dix ans plus tôt, durant la Seconde Guerre mondiale. Hostile à la violence, l’écrivain considère la révolte comme issue de la fraternité dans la lutte. Métaphysique, celle-ci se distingue de la révolution qu’il juge violente et meurtrière.
Sa conception de la violence est présente en filigrane dans l’œuvre du philosophe et journaliste français. Cependant, le livre fait polémique dans le milieu révolutionnaire qui lui reproche de décrire la violence comme aisément réversible entre oppresseur et opprimé. Albert Camus face à la violence, thèse de Rémi Larue éditée par Le Bord de l’eau, revient sur cette « manière originale » d’aborder la question.
« Victime et bourreau, voilà les deux figures que l’on retrouve dans chaque acte violent, les deux faces d’un même mouvement de fureur. La morale classique fondée sur la démarcation du bien et du mal voudrait que l’on oppose de manière manichéenne la première à la seconde, simplifiant dans cet élan une relation qui apparaît bien plus complexe. Et c’est à cette complexité que Camus souhaite revenir pour fonder solidement son approche morale et politique de la violence. »
Camus et la violence est un thème plusieurs fois traité. Ce qu’apporte Rémi Larue, jeune chercheur bordelais indépendant, docteur en Études politiques de l’École des hautes études en Sciences sociales, c’est son expérience d’éducateur de prévention spécialisée pour l’association Le Prado. Son activité sur le terrain, il la décrit comme nourrie par la pensée camusienne, à travers laquelle la justice et la vérité s’opposent au mensonge et à la servitude.
Aimer Israël, soutenir la Palestine de Nir Avishai Cohen, traduit et préfacé par Bertrand Bloch
« On ne juge pas un livre à sa couverture », et pourtant celle d’Aimer Israël, soutenir la Palestine en dit long et beaucoup. Un homme avec un t-shirt « Free Palestine » (Palestine libre) est face à un miroir où le reflet représente un soldat israélien. Cet homme pourrait être l’auteur, Nir Avishai Cohen, Israélien né en 1981, major réserviste de Tsahal et militant des Droits de l’Homme.
Écrit en hébreu, le livre a été publié en Israël à compte d’auteur en 2022. À la suite de l’attaque du Hamas le 7 octobre, l’auteur a été rappelé comme réserviste de l’armée israélienne et a publié sur les réseaux sociaux différents textes sur la guerre en cours. Le Bordelais Bertrand Bloch a réuni et traduit l’ensemble pour une édition chez L’Harmattan.
Au fil des pages, les prises de position s’engagent à contre-courant des idées extrémistes qui commentent ce conflit depuis des années. L’auteur rejette ouvertement le sionisme et a « abandonné cette étiquette que tout le monde aime tant afficher ». Il dénonce la politique israélienne dominatrice sans détour :
« Il n’y a pas de véritable démocratie dans un endroit où un peuple impose un contrôle militaire à un autre. L’État d’Israël n’est pas un pays démocratique et ne peut l’être qu’à l’intérieur des frontières de 1967. »
Ce témoignage-manifeste est une bouffée d’oxygène plus de 11 mois après le début d’une guerre étouffante. Son auteur se veut tout simplement lucide et incommensurablement pacifiste. Sa traduction est une aubaine pour tout lecteur en mal de nuances sur le conflit israélo-palestinien.
Challah la danse de Dalya Daoud
Lalla quitte Tizi Ouzou pour épouser Smaïl, un jeune algérien vivant à « Lèyan » (Lyon). Arrivée en France, « aucun château ni prince [n’était] conforme à ce qu’on lui avait raconté ». Dans une zone grise entre ville et village, elle occupe une des maisons Phénix tout juste bâties sur une parcelle agricole et qui « ne comptaient que deux chambres, une pour les parents, une pour les enfants quel que fût leur nombre ». Lalla et Smaïl en auront cinq.
Dans ce lotissement – appelé La Casbah par un élu du conseil municipal –, comme au village, comme à l’usine de textile, le lecteur découvre des personnages avec la tendresse d’une écriture fine comme la dentelle. Un rendez-vous donné aux ouvriers pour mettre à l’arrêt leurs machines avant la faillite de Brocard Frères, la nouvelle Mercedes-Benz dans le centre du Village devant la terrasse du Penalty quasi pleine, ainsi va la vie rêvée d’une communauté populaire faite d’Algériens, de Tunisiens et de Français.
Dayla Daoud n’est pas une autrice bordelaise, mais elle ici (sur ce site) comme chez elle. Ancienne journaliste et cofondatrice de Rue89 Lyon, elle avait passé la main pour se consacrer à ce livre où se mêle reportage et autobiographie. Challah la danse est son premier roman et l’on ne pouvait passer à côté tellement la joie et la tristesse, l’ambition et l’échec, la famille et l’émancipation d’une France en marge, sont détaillés avec une si sincère simplicité.
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