« Monsieur le maire, il se passe plein de choses dans le monde, c’est merveilleux. Il faut l’offrir au public bordelais. » De cette phrase est né le festival Sigma à Bordeaux, selon les confessions de Roger Lafosse dans l’entretien filmé par Armand Floréa le vendredi 20 février 2009, intitulé L’Homme en somme.
La première édition de Sigma, qui a marqué le monde culturel à Bordeaux et en France, s’est tenue en octobre 1965. Pour cet anniversaire, Jean de Giacinto, Guy Lenoir, Dominic Rousseau et Benoît Lafosse – fils de Roger Lafosse – initient « Sigma 60 », dont le programme se tient les 6, 7 et 8 novembre à Bordeaux.
« Très sérieux, mais dangereux »
« Pendant des années, j’ai sillonné l’Europe, à la rencontre de groupes culturels, de groupes artistiques. J’étais dans les boîtes, dans les caves, là où il y a des concerts secrets ou pas secrets. En Amérique, j’ai été faire le mouchard, observer, renifler, et comme ça j’ai découvert beaucoup de choses. Et là je me suis fait une idée du monde », se remémore Roger Lafosse, ce lando-béarnais né en 1926, qui a étudié la philosophie à Paris avant de revenir à Bordeaux.
Celui qui se définit comme « un pyromane de la culture » raconte à Armand Floréa la réaction de Jacques Chaban-Delmas après sa proposition : « Etes-vous des gens sérieux ? » Roger Lafosse rétorque : « Nous sommes très sérieux, mais dangereux » ! « Eh bien c’est parfait, ça me convient », conclut le maire.
Pour Roger Lafosse, « la culture est un feu qui brûle les barrières, insuffle à la société l’énergie et la lucidité nécessaires pour se transformer. Ce feu ne peut pas naître de concepts, ni d’élaborations intellectuelles ; il naît de la rencontre, du contact, du partage, de la mise en résonance d’être humains de chair et d’os, de la somme des aspirations et des passions des hommes », peut-on lire en commentaire dans L’Homme en somme.
En 1963, l’ARC (Arts et Recherches Contemporaines) voit le jour autour de quatre membres fondateurs : Roger Lafosse, Robert Escarpit (écrivain et professeur de lettres), Abraham Moles (philosophe et sociologue) et Michel Philippot (chef du bureau bordelais de l’O.R.T.F.). Ce collectif crée un rendez-vous d’automne, une « Semaine de spectacles, d’arts et de recherches » : Sigma.
« Pari stupide »
Empruntant la lettre grecque Σ, symbole de la somme en mathématiques, cette appellation traduit parfaitement l’ambition du festival : additionner les arts, les disciplines et les idées dans un même espace de création. Pour Roger Lafosse, le festival incarnait une « semaine de recherche et d’action culturelle », un lieu où musique, théâtre, littérature, arts visuels et technologies se rencontrent et s’expérimentent. Avec l’intersection, la transversalité et l’audace, Sigma était un manifeste.
La suite, tout le monde la connaît ou presque. Des expositions, des concerts, du théâtre, et des performances… certains les ont vus de leurs propres yeux, d’autres en ont lu des comptes rendus souvent élogieux.
« Il fallait être inconscient ou bien avoir le goût des paris stupides pour organiser dans la ville la plus bourgeoise de France, Bordeaux, une semaine consacrée aux arts et tendances contemporaines sous le titre de Sigma », écrit René Quinson, admiratif, le 28 octobre 1969 dans la revue Combat, et cité par Françoise Taliano des Garets dans son article « Le festival Sigma de Bordeaux (1965-1990) », Revue d’histoire d’octobre-décembre 1992.
Ce « pari stupide » s’impose à Bordeaux rapidement et devient une référence nationale parmi les événements culturels ; un haut-lieu de création, d’audace et de rencontres entre disciplines artistiques. Les performances originales jamais vues se succèdent et font du bruit jusqu’à la capitale.
Un festival qui « hante » Bordeaux
Jean-Jacques Lebel et ses acolytes qui défilent allées Tourny avec un sac en papier sur la tête, sous le regard médusé des Bordelais·es ; La Passion selon Sade de Sylvano Bussotti qui a fait bondir les spectateurs jusqu’à envahir la scène ; La messe électronique de Pierre Henry où le public devait s’installer couché à même le sol du théâtre de L’Alhambra…
Sans oublier les premières représentations équestres de Bartabas et son Zingaro, ou les spectacles détonants de la tonitruante compagnie catalane Fura dels Baus, comme ceux des circassiens punks d’Archaos, ou encore les magiciens du gigantesque Royal de Luxe… Sigma ne cesse de marquer les esprits.
« Sigma, c’était son cri de liberté universel et intemporel [de Roger Lafosse]. C’était un festival puissant, avant-gardiste et réellement suspendu chaque année car il ne savait jamais si il y aurait une édition l’année suivante », témoigne Armand Floréa dans La Vie Economique de janvier 2014.
Sigma s’éteint en 1996 après des tensions avec la nouvelle municipalité d’Alain Juppé et la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Jean-Michel Lucas, mais son esprit ne quittera jamais Bordeaux. Comme l’a écrit Françoise Taliano des Garets dans nos colonnes en 2014, article publié à l’occasion d’une exposition des archives au CAPC : « Sigma hante encore aujourd’hui la mémoire culturelle de la ville en tant que modèle d’une politique événementielle réussie, inégalée. » Un constat toujours valable en 2025.
Sigma 60
De cet esprit est tiré le programme de Sigma 60. Le jeudi 6 novembre à 18h, dans les anciens silos transformés en hôtel Renaissance (16, rue de Gironde à Bordeaux), se tient Évocation, paroles et performances, dirigée par Anne Saffore, Jürgen Genuit et Piroger Elange. Ensuite, à 19h30, Mémoire sonore, musicale et visuelle aux Vivres de l’Art (4, rue Achard à Bordeaux) revisite des figures clés comme John Cage, Iannis Xénakis ou Klaus Nomi… dans l’esprit du festival originel.
Le clou de la soirée est à 20h30, à l’église Saint‑Rémi (117 rue Achard) : Messe pour le temps présent de Pierre Henry et Michel Colombier – œuvre présentée à Sigma en 1967 – est rejouée.
Le vendredi 7 novembre, l’exposition Le futurisme en architecture s’ouvre aux Glacières (121 avenue Alsace-Lorraine). Signée par le collectif Groupe des Cinq, sous la direction artistique d’Emmanuelle Lesgourgues, celle-ci couvre une période charnière de l’urbanisme, des années 60 aux années 80. Une carte blanche est donnée à l’autrice et performeuse Bagheera Poulin, suivie d’une lecture du slameur Pierre-Nicolas Marquès.
Le samedi 8 novembre, au café Zig Zag (73 cours de l’Argonne), se tient la Zigmarmite – clin d’œil à la Sigmarmite, QG du festival historique –, avec des lectures, performances et concerts du collectif Lullaby Danza Project.

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