« Il n’est pas facile d’entrer dans l’Histoire lorsqu’elle ne fait pas consensus, qu’elle agrège ce qui possiblement dérange, comme souvent dérange la science lorsqu’elle s’écarte des chemins tout tracés, de ce qu’on veut lui faire dire ou avouer, de ce qui semble évident lorsque rien, finalement, n’est évident. »
Entrer dans l’Histoire : une formule presque provocatrice tant Noir Désir semble aujourd’hui relégué dans une zone grise de la mémoire collective, entre silence gêné, effacement volontaire et réduction à une tragédie individuelle. C’est précisément ce terrain miné que choisit d’arpenter ce volumineux ouvrage collectif, premier travail scientifique d’ampleur consacré au groupe bordelais, dirigé par deux chercheurs bordelais Luc Robène (qui fut guitariste du groupe de 1982 à 1985, avant donc son émergence nationale) et Solveig Serre (musicologue).
Ligne de crête
Publié dans la collection En marge ! chez Riveneuve, le livre revendique d’emblée son angle : il ne s’agit ni de réhabiliter, ni de juger, ni de solder des comptes, mais de produire du savoir, au sens rigoureux du terme. Archives, entretiens, presse, corpus musicaux, récits croisés : le matériau est vaste, patiemment rassemblé, analysé selon des méthodes éprouvées en sciences humaines et sociales. L’avertissement liminaire insiste sur cette exigence : distinguer l’émotion de l’analyse, l’opinion du savoir, la passion de l’enquête. Une ligne de crête que l’ouvrage ne cesse de tenir.
Le cœur du projet est là : refuser que Noir Désir soit réduit à un récit simplificateur, écrasé par une chute finale et brutale, entraînée par le meurtre de Marie Trintingnant à Vilnius. Refuser aussi que l’histoire d’un groupe, de ses œuvres, de ses scènes, de ses réseaux, soit confondue avec le destin d’un seul individu, aussi violent soit-il. Le livre s’attache à restituer une aventure collective, inscrite dans des contextes sociaux, politiques, culturels précis, et traversée de contradictions, de tensions, d’élans et de ruptures.
Invisibilisation
La longue introduction signés par les deux chercheurs, « Entrer dans l’Histoire », pose les bases théoriques et éthiques de l’entreprise. Elle interroge les mécanismes d’invisibilisation à l’œuvre depuis plus de vingt ans : l’effacement progressif du groupe des récits officiels du rock français, l’oubli organisé dans les rétrospectives, les silences des institutions culturelles, la gêne diffuse des industries musicales. Ce « bannissement de la mémoire collective » devient ici un sujet à part entière.
Car ce que pointe l’ouvrage, c’est aussi une inquiétude plus large : que devient notre rapport à l’Histoire lorsque le passé est sans cesse réécrit à l’aune des émotions présentes ? Lorsque l’oubli se substitue à l’analyse ? Lorsque le récit se plie aux attentes de l’opinion ? Dans le livre, une référence à George Orwell et son célèbre roman, 1984, éclaire ces questions.
Le livre ne se limite cependant pas à ces considérations théoriques. Il entre dans la matière. Dans les lieux, les scènes, les réseaux. Les chapitres consacrés aux débuts de Noir Désir, à l’écosystème associatif bordelais, à l’Association pour l’éveil de la musique (qui a organisé les premiers concerts du groupe, en décembre 1981), offrent un éclairage sur les conditions concrètes d’émergence du groupe.
Attention aux marges
On y voit se dessiner une histoire profondément ancrée dans les dynamiques locales, dans l’énergie du faire, dans l’auto-organisation héritée du punk, dans le contexte politique du début des années 1980 et de l’arrivée de la gauche au pouvoir.
Cette attention aux marges, aux infrastructures invisibles, aux acteurs de l’ombre, constitue l’un des mérites de l’ouvrage. Régisseurs, graphistes, techniciens, programmateurs, associations, radios libres : l’histoire de Noir Désir est restituée comme un fait social total, traversant les mondes de l’art, du politique, du militantisme, de l’économie culturelle. Loin du mythe romantique du groupe isolé, le livre montre une constellation d’engagements et de complicités, notamment avec d’autres formations de l’époque.
Autre singularité : la dimension participative du projet. Chercheurs, membres du groupe, et acteurs de l’histoire se rencontrent, dialoguent, se confrontent. Cette proximité n’est jamais dissimulée. Elle devient au contraire un objet de réflexion en soi, posant la question de la position du chercheur lorsqu’il appartient, de près ou de loin, à son propre terrain d’étude. Une honnêteté intellectuelle qui renforce le sérieux de l’ensemble.
Mémoire neuve
Au fil des pages, Noir Désir apparaît dans toute sa complexité : groupe majeur du rock français, porteur d’une œuvre puissante, traversée par des engagements esthétiques et politiques, mais aussi par des fractures, des tensions internes, des zones d’ombre. Rien n’est lissé, rien n’est excusé, rien n’est éludé. Le livre ne cherche pas à produire un récit confortable, mais un récit fondé, discutable, ouvert à la critique.
En ce sens, Noir Désir n’est pas seulement un ouvrage sur un groupe. C’est un livre sur notre rapport à la mémoire, à la culture populaire, à la possibilité même d’écrire l’histoire de ce qui dérange. Il rappelle que l’histoire ne se confond ni avec la morale, ni avec l’oubli.
• Noir Désir, sous la dir. de Luc Robène et Solveig Serre, éditions Riveneuve, 2025. 376 pages. 25€.


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