Le 8 juillet 2011, la Communauté urbaine de Bordeaux (CUB) votait le retour en gestion directe au 1er janvier 2019 – trois ans avant son terme normal, le 31 décembre 2021 – du service de l’eau, délégué pour 30 ans à la Lyonnaise des Eaux en 1991 sous la mandature de Jacques Chaban-Delmas.
L’agglomération rejoignait le réseau, de plus en plus fourni, des grandes villes ayant fait le choix de la régie. Ce choix politique était celui de Vincent Feltesse, alors président (PS) de la CUB. Mais si les élus socialistes et communistes avaient voté pour, Communauté d’avenir, le groupe d’Alain Juppé, s’était abstenu, de même que les élus EELV.
De retour à la présidence de la CUB, Alain Juppé annonce une remise en question de ce choix, au moins à la date prévue du 1er janvier 2019.
« Il faut étudier le coût de cette rupture anticipée du contrat, ainsi que les moyens d’y parvenir », déclarait Alain Juppé avant le dernier conseil de Cub en mai.
Le nouveau président n’excluait plus de repousser le passage en régie à la prochaine mandature. Contactée ce mardi par Rue89 Bordeaux, la nouvelle vice-présidente en charge du dossier, la maire d’Artigues Anne-Lise Jacquet, s’est montrée encore plus ambigue :
« On ne pourra communiquer sur le sujet avant 2015. Nous attendons un rapport de l’Inspection générale pour peser les avantages et les inconvénients ; nous n’avons pas encore tous les éléments pour savoir si on revient en régie ou si on reste en délégation de service public (DSP). La décision politique prise par Vincent Feltesse ne nous engage pas. »
Vincent Feltesse était-il lui-même déterminé à franchir le pas de la régie ?
« La majorité précédente demeurait dans un cadre hypothétique, analyse Marc Laimé, spécialiste du sujet et auteur d’un livre retentissant, “Le lobbie de l’eau” (à paraître le 12 juin). Il y a eu des déclarations d’intentions, mais aucun acte formel, de mon point de vue, qui témoignait de la réalité de ce retour en régie publique. »
Deux contrats de gestion de l’eau
Actuellement, le marché de l’eau dans l’agglomération est divisé en deux : un contrat de concession pour la distribution (ou adduction), un contrat d’affermage pour l’assainissement. Tous deux confiés à la Lyonnaise des Eaux pour des durées différentes. La société gère l’adduction jusqu’en 2021 ; l’assainissement a été renouvelé fin 2012 pour la période 2013-2018. Le vote du 8 juillet 2011 implique le lancement d’une délégation de service public transitoire pour le seul assainissement. Une régie commune aux deux services, assainissement et distribution, sera ensuite lancée le 1er janvier 2019.
Les deux contrats liant la CUB et la Lyonnaise sont aussi de natures très différentes : le contrat sur la distribution est une concession, très favorable à la Lyonnaise ; le second, d’affermage, est beaucoup plus contraignant. Dans un contrat de concession, le délégataire fait l’exploitation mais aussi les investissements ; d’où la question d’une indemnisation en cas de rupture anticipée. Alors que le contrat de l’assainissement est un contrat d’affermage : la majeure partie de l’argent de l’assainissement va à la Cub, pas au délégataire, contrairement aux recettes de la distribution d’eau.
Un choix contesté
Autre question : le choix fait par Vincent Feltesse d’une rupture anticipée pour motif d’intérêt général du contrat principal (l’adduction d’eau), avant son terme du 31 décembre 2021, était-il le plus pertinent ?
Pour l’association Trans’cub, qui vient de déposer sur ce point en mai dernier un recours devant le tribunal administratif contre la CUB, la réponse est claire comme de l’eau de roche : c’est non. Cette rupture implique le paiement par la CUB d’une indemnité salée au concessionnaire : au minimum 110 millions d’euros, selon Anne-Lise Jacquet. C’est l’argument avancé par Alain Juppé pour justifier que le contrat de DSP aille à son terme.
« Je suis assez d’accord sur cette évaluation, abonde Patrick Du Fau de Lamothe, membre de Trans’cub et vice-président du Conseil régional, en charge des Transports. Mais si on devait aller jusqu’au 31 décembre 2021, il y aurait quand même 34 millions d’euros à payer, au titre du plan plomb décidé en 2006. Il faut arrêter de dire qu’il n’y aura pas d’indemnité à verser si on rompt en 2021. »
Achevé en décembre 2013, le plan plomb prévoyait le changement de tous les branchements du réseau contenant ce métal toxique. Cet investissement, chiffré à 98 millions d’euros, est réalisé par la Lyonnaise et amorti dans le temps. Mais si la Cub rompt le contrat avant qu’elle ne se soit entièrement remboursée par les factures des usagers, elle doit dédommager le délégataire, d’autant plus fortement que le contrat est rompu précocement. Soit 67 millions et des poussières si la rupture intervient fin 2018.
Pour arriver aux 110 millions, il faut ajouter une autre indemnisation, celle des bénéfices futurs que la Lyonnaise réaliserait entre 2019 et 2021 sans rupture anticipée du contrat, et estimés par Du Fau de Lamothe à 40 millions d’euros.
L’usager éponge la dette
« Affirmer que la Cub va devoir payer cette indemnité, c’est de la désinformation totale, poursuit Patrick Du Fau de Lamothe. La Cub fixerait un prix de l’eau qui tiendrait compte de cette indemnité. Si il faut payer 110 millions, on fait emprunter cette somme à la régie, et le remboursement de cette indemnité est compris dans le prix de l’eau que paie l’usager. Ce n’est pas le budget principal de la Cub qui doit financer cela car la loi le lui interdit ; il n’y aurait donc pas la moindre amputation de la capacité d’autofinancement de la Cub. »
Par ailleurs, le statut de personnalité morale distincte d’une régie, fait que sa dette, financée par les usagers, n’est pas assimilée à celle de la Cub. Comme dans le cas de ParCub. Le code général des collectivités territoriales interdit en effet aux collectivités de prendre dans leur budget le financement des services d’eau et d’assainissement, transport et déchets.
Comment transformer le plomb en or
L’avenant de décembre 2006 au contrat de concession stipule qu’ « il est expressément convenu entre les parties que le concessionnaire fera son affaire du financement qui repose sur l’indemnité de retour totale versée par le concédant en fin de contrat d’un montant de 31 880 000 euros ». Le montant total du plan plomb est de 91 millions d’euros dont 78 pour la part patrimoniale des travaux. Ces 78 millions sont amortis ainsi : en cas de rupture du contrat au 31 décembre 2014, la Cub devra verser 63,4 millions d’euros à la Lyonnaise ; si la rupture intervient au 31 décembre 2018, elle doit 45,4 millions ; si c’est au 31 décembre 2021, elle doit 31,88 millions.
L’eau, de l’or pour la Lyonnaise
Pour Transcub le « scandale » réside en fait dans le refus de la Cub, sous Feltesse comme sous Juppé, de privilégier une solution qui coûterait beaucoup moins cher à l’usager – le seul finalement à payer reconnaître la caducité du contrat de l’eau. Pour l’association, la Cub n’aurait pas à payer ces 40 millions d’indemnité si elle actait la caducité du contrat de l’eau.
La loi du 3 février 1995 – dite loi Mazeau – stipule que les contrats dans le domaine de l’eau, de l’assainissement et des déchets ne peuvent excéder vingt ans. Or le Conseil d’État, dans un arrêt du 8 avril 2009 (l’arrêt commune d’Olivet, une ville de la banlieue d’Orléans), a considéré que cette loi s’appliquait aux contrats en cours. Mais qu’il fallait décompter les vingts ans non pas à partir de l’origine du contrat mais à partir de la promulgation de la loi.
« Donc le contrat liant la Cub à la Lyonnaise, qui a pris effet le 1er janvier 1992, courrait jusqu’au 3 février 2015 si la Cub considérait qu’il y a caducité », constate Patrick Du Fau de Lamothe.
Une condition : au moment où le contrat s’interrompt, prouver que le délégataire a récupéré sa mise, c’est-à-dire les investissements financiers qu’il a pu faire, augmentée d’une juste rémunération.
Or l’analyse des flux de trésorerie et des bilans comptables de la Lyonnaise sur la période 1992 – 2021, que l’association a réuni dans une étude présentée à Vincent Feltesse en mai 2013 et transmise au tribunal administratif de Bordeaux en appui de son recours, semble le prouver.
La Lyonnaise a investi un total de 28 millions d’euros, dont 20 pour alimenter le besoin en fonds de roulement (BFR) ; mais très vite, dès 2001-2002, les flux de trésorerie deviennent positifs, jusqu’en 2007. Là se produit un « gap » dû à l’action d’Alain Rousset – qui avait dénoncé, suite à l’enquête de Trans’cub, 233 millions d’euros de surfacturations de la part de la Lyonnaise – avant que la progression ne reprenne.
« Entre le 1er janvier 1992 et le 3 février 2015, elle a réalisé 127 millions de marge pour un chiffre d’affaires (CA) de 1,09 milliard d’euros ; soit plus de 10% de taux de marge. Fin 2021, ces sommes s’éleveront à 259 millions d’euros pour 1,816 milliard d’euros de CA. Pour un investissement initial de 28 millions ! », lâche Patrick Du Fau de Lamothe.
Quant à la rentabilité des capitaux investis par la Lyonnaise sur la période, quelques ratios sont éloquents : le taux de rentabilité interne (TRI) du contrat atteint 15, 76% le 03 février 2015. Un taux que la Cub avait déjà pointé du doigt dans les travaux qu’elle avait menés le 12 décembre 2006 pour rédiger un nouvel l’avenant au contrat.
« Dans toutes les hypothèses les niveaux de TRI avant impôt sont exceptionnellement élevés au regard des risques du service public de l’eau potable », précisait l’institution communautaire dans son rapport.
Ce niveau élevé du taux de rentabilité entraîne un effet cumulatif, de rente, qui contribue à booster la marge de la Lyonnaise.
14,3% de marge
« Sur la durée totale du contrat, la rentabilité annuelle des capitaux de la Lyonnaise atteint 16,32% ! » jauge Patrick Du Fau de Lamothe.
La Lyonnaise des Eaux peut produire jusqu’à 242 000 m3 en pointe par jour. Le m3 coûte en moyenne 3,56 euros. Dans le prix de l’eau actuellement payé par l’usager, 14, 3% de ce prix représente le bénéfice, la marge de la Lyonnaise.
Cela signifie un potentiel significatif de baisse du prix de l’eau – de l’ordre de 15% – en cas de retour en régie.
« Chaque fois qu’une collectivité est revenue en régie publique, cela s’est traduit par une baisse du prix du service, confirme Marc Laimé. Et incontestablement plus de transparence, car l’opacité est intrinsèque à la gestion privée d’un service. »
Trans’cub a présenté son étude en mai 2013 à Vincent Feltesse, puis fait un recours devant le tribunal administratif en avril dernier. Elle reproche à la Cub de ne pas avoir constaté la caducité, qui faisait que l’institution n’avait que 64 millions à payer pour le plan plomb – car dans la caducité, rappelons-le, il n’y a pas indemnisation des bénéfices futurs.
La caducité torpillée
L’association est particulièrement remontée contre la précédente présidence de l’agglomération bordelaise, qu’elle accuse d’avoir opté pour la rupture anticipée sans être consultée, alors qu’elle avait été étroitement associée à la réflexion pour le contrat sur l’assainissement.
Dans un courrier adressé à Vincent Feltesse la veille des municipales (et de la journée mondiale de l’eau), le 22 mars 2014, courrier resté sans réponse, Patrick Du Fau de Lamothe écrivait notamment :
« En ne constatant pas la caducité la Cub prive les usagers d’une baisse du prix de l’eau de près de 20% dès 2015 (soit la marge réalisée par la Lyonnaise) ».
Transcub’ attaque devant la juridiction administrative un avenant au contrat voté en 2012 en conseil de CUB et écartant la caducité. L’association soutient que les représentants des usagers ont été réunis trop tard pour réagir, et souligne que les élus ont reçu l’avis du directeur général des finances publiques – critique à l’égard de la concession – seulement la veille du vote.
« Les agents de la Cub qui connaissaient le mieux les conditions d’appréciation de l’équilibre financier convenu entre la Cub et le délégataire auraient été écartés de l’examen de la caducité », déplore Patrick Du Fau de Lamothe.
Sur les bords de la Garonne, les histoires d’eau sont toujours troubles.
Chargement des commentaires…