18h15. La manifestation contre la loi travail vient de s’achever (lire l’encadré), et la place de la République se remplit doucement. Pour accueillir les gens, les organisateurs de la première Nuit Debout bordelaise ont fait simple, avec les moyens du bord : un point d’accueil médical, un coin lounge et buffet avec des coussins sous une bâche, quelques canapés et fauteuil disséminés dans l’espace.
Des banderoles #OnVautMieuxQueCa sont déployées sur les grilles du tribunal. Pas d’autres drapeaux, hormis celui contre l’aéroport de Notre Dame des Landes.
La sono est installée sous une tente, en cas d’intempérie. Plusieurs centaines de personnes sont désormais présentes, l’assemblée générale va pouvoir commencer.
19h20. Agiter les mains en l’air pour approuver un propos, les mettre en croix pour désapprouver, mouliner pour indiquer à l’orateur qu’il répète des choses dites auparavant : la gestuelle des débats en assemblée est expliquée à la foule. Chacun-e est libre de venir s’inscrire au tour de parole, et de dire au micro ce qui lui chante. Seules règles : ne pas faire plus long que deux minutes – « pour qu’un maximum de personnes s’expriment car c’est un lieu de réflexion collective », souligne une organisatrice – et ne pas tenir de propos agressifs ou injurieux.
C’est ensuite parti pour presque trois heures de catharsis. Issu du mouvement contre la loi El Khomri, Nuit Debout offre en effet un défouloir à ce peuple de gauche remonté contre ce gouvernement. Des dizaines de de personnes vont se succéder pour témoigner de leurs situations, pousser un coup de gueule, faire des propositions… Ninon se propose de faire la « crieuse publique », d’écrire les doléances de ceux qui n’oseraient pas s’exprimer au micro.
« C’est la première fois que je parle devant un public, commence Bruno, 54 ans. Personnellement, je suis à bout. Après avoir été cadre commercial d’une multinationale suisse, et gagné 4 à 6000 euros par mois, j’ai été victime il y a 5 ans d’un licenciement boursier, ceux que François Hollande dénonçait. Depuis, je galère, dans l’intérim et les boulots de merde. Je nettoie ou convoie des voitures pour Avis et Europcar, et je suis incapable de trouver un vrai travail car on me juge trop vieux ou « surdimensionné ». Je vis grâce aux minimas sociaux, et je n’ai plus rien à perdre. Ce gouvernement a trahi le peuple, plus jamais je ne voterai socialiste. Il faut que ça pète. »
« Psychanalyse collective »
Camille renchérit, citant l’état d’urgence ou la question des réfugiés, malmenés par la France :
« Nous devons obtenir la démission de ce gouvernement, lui dire vous ne nous représentez pas, partez maintenant. »
Un jeune fille prend le micro pour dire son angoisse – « J’ai 12 ans, je n’ai pas envie de faire des études pour me retrouver avec un avenir de merde, je ne veux pas qu’on réduise les droits des travailleurs… » Un quadragénaire évoque aussi « sa peur pour son gamin de 8 ans ».
« Aujourd’hui, c’est une psychanalyse collective, les gens ont besoin de vider leur sac, estime Ninon, 19 ans, originaire de Bordeaux, mais qui vit à Toulouse, où elle participe à la Nuit Debout locale. Nous avons vu des propositions concrètes émerger au bout de deux ou trois jours, par exemple une tentative de réécriture de la Constitution française. »
Cependant, beaucoup d’orateurs déclarent aussi leur plaisir d’être là, et se réjouissent de voir que plus d’un millier de Bordelais ont répondu présent. « Mais il faudrait qu’on soit 70000 ou 80000 ! », rétorquent certains.
« C’est l’occasion ou jamais, mais il n’y a pas encore assez de monde, sans doute car les gens ne le savent pas, analyse Laurie, une musicienne de 32 ans. La seule chose rapportée par les flashs infos sur les antennes de Radio France, c’est qu’il y a eu 120000 manifestants aujourd’hui, et des violences… Pas un mot sur nos AG. Pour ma part, j’ai interpellé sans succès des spectateurs du marathon, je leur ai dit qu’il n’y a rien d ‘autre à faire que d’écouter des gens qui parlent. Je ne veux pas croire qu’on soit si peu nombreux que ça à ne pas être heureux de notre mode de vie. Moi j’avais besoin de me dire des choses, et envie de m’encourager, pour faire en sorte que ce ne soit pas juste pour une soirée, une nuit. Je voulais me dire : ne dors pas ! »
« Le réalisme, on l’emmerde ! »
Au micro, Laurie a appelé à une action de blocage, ou de boycott, d’un hypermarché, « parce qu’il faut défendre la cause paysanne et la santé publique, que cela parle à tout le monde et que ce n’est pas difficile à mettre en place ». D’autres proposent des opérations encore plus radicales, comme le blocage des sites pétroliers de Bassens, des attaques informatiques contre les sites web du gouvernement, ou, bien sûr, la grève générale…
Quelques sujets reviennent régulièrement dans la discussion, en particulier l’écologie – on applaudit à plusieurs reprises l’action à Pau contre le sommet des pétroliers -, et la démocratie participative – une jeune femme suggère de recourir davantage au tirage au sort.
On veut remettre l’utopie au cœur du village : « Si on avait été réaliste, on n’aurait jamais eu les congés payés en 36. Le réalisme, on l’emmerde ! », lâche quelqu’un. On évoque le mouvement qui fait tâche d’huile à Bruxelles, à Berlin ou en Espagne, en appelant à un « printemps des peuples européens ». Les slogans sentent le mois de mai.
21h45. Quelques occupants tentent de subvertir les coureurs du deuxième marathon nocturne de Bordeaux qui passent au bout de la place. « Rejoignez-nous ! » leur lancent-ils, mais rien y fait. Les chiens des punks aboient, la caravane passe.
L’AG touche à sa fin. Les bras font de plus en plus de moulinets. Ninon, la crieuse publique, rapporte les phrases des un-e-s et des autres notées sur ses petites fiches, parfois très poétiques :
« Ils ont voulu nous enterrer, mais ils ont complètement oublié qu’on était de très belles graines ».
Un intervenant a même carrément slamé, sous les vivats de la foule. Celle-ci commence à s’éparpiller lorsqu’un feu d’artifice est déclenché. Pendant qu’un reggae raisonne, les petites mains de l’organisation reprennent du service : il faut trouver des bénévoles pour tenir la permanence de l’infirmerie, collecter les dernières propositions de commissions, accrocher les propositions de l’AG sur les barreaux de l’entrée de la Cour d’Appel, installer un vidéoprojecteur pour visionner Merci Patron, le film de François Ruffin…
22h30. Marie Reix, membre du syndicat des avocats de France, se réjouit de voir sur les murs de la Cour d’Appel le documentaire picard aux 200.000 entrées :
« Ça me fait chaud au cœur. Ça va envoyer de bonne vibration à la justice », car finalement le film comme la Loi Travail parle de justice sociale.
Plusieurs centaines de spectateurs ne regrettent pas non plus de rester dans le froid et s’enthousiasment devant l’idée de « racketter les PDG », promue (et réalisée) par François Ruffin. Les applaudissements tonnent aussi quand un ancien RG, devenu barbouze pour Bernard Arnault, avoue que « ce sont les minorités agissantes qui font tout ».
00h15. Une batucada s’anime, des manifestants dansent frénétiquement. Un feu d’artifice retentit encore. A Paris, le mouvement a lancé l’opération « un apéro chez Valls » pour se rendre chez le premier ministre. A Bordeaux, rendez-vous sont déjà pris pour ce dimanche après un pique-nique le midi, les commissions se réuniront dès 14h pour parler convergences, autonomie alimentaire, revenu universel, sciences et éducation. A 18h aura lieu une nouvelle assemblée générale. Légalement, la déclaration d’occupation de la place de la République tient jusqu’à lundi 10h.
1h00. Quelques marathoniens viennent se mêler à la foule. Une équipe de 8 bénévoles est partie récupérer ce qui reste du ravitaillement de l’épreuve. Mieux vaut faire des réserves pour tenir Nuit Debout, une course de fond.
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