2050. Le Grand Bordeaux ne sait plus comment faire face aux conséquences d’une attractivité jamais démentie depuis quelques décennies. Aussi, M. Dougadosse gagne les élections intermunicipales avec cette promesse :
« Je m’engage devant vous et je vous annonce que vos enfants pourront bientôt à nouveau se loger dans le Grand Bordeaux sans devoir s’endetter sur 50 ans. Et ils pourront choisir de vivre aux portes des Landes ou du Périgord tout en travaillant à Bordeaux sans perdre 4 heures chaque jour dans les bouchons. »
Sa « solution miracle » : le « Méga Grand Bordeaux ». En fait, trois grands projets : la Cité Airial de 400000 habitants, des logements 30% moins chers que la moyenne au milieu des pins, entre Bordeaux et l’océan ; la « Bastide de la maturité tonique », un lieu de villégiature pour les séniors et un centre de recherche pour le prolongement de la vie ; et « l’écoroute connectée », sorte de grand contournement réservé aux voitures autonomes.
Bombardé « chargé de mission pour l’aménagement apaisé du Méga Grand Bordeaux », Gilles va devoir mener à bien le projet. Le nouveau petit opus de Deux Degrés raconte les aventures de ce fonctionnaire territorial, de la mise en branle de la machinerie administrative à la concertation des habitants, en passant par les aléas politiques et les problèmes de famille (notamment avec ses deux ados, Jayden et Masahiro-Louis).
Bien sûr, les deux auteurs du livre, Mathieu Zimmer et Gabriel Bord, ainsi que le graphiste, l’inspiré Martin Lavielle, sont dans la caricature. Mais celle-ci, venant d’urbanistes et géographes qui connaissent bien leur sujet, prend tout son sel.
Rue89 Bordeaux : Comment est né ce livre, et pourquoi sous cette forme ?
Mathieu Zimmer : On avait détruit Paris dans un précédent livre, Le Petit Paris, qui a reçu le Grand prix du livre d’architecture. Et on se disait que ce serait bien de faire la même chose sur Bordeaux… Michèle Laruë-Charlus (directrice générale de l’aménagement de Bordeaux Métropole, NDLR) nous a justement passé une commande pour Agora, mais elle voulait qu’on parle de la périphérie. La métropole a de l’argent, elle arrivera toujours à trouver des solutions pour ses habitants.
Mais il y a des territoires à 45 kilomètres où les gens doivent s’installer car Bordeaux est devenue trop chère pour eux, tout en travaillant dans la métropole et se retrouvent coincés quand les prix de l’essence augmentent. On a eu carte blanche pour parler de ces territoires où vivent les gens les plus fragiles. Le fait d’être prospectif et d’être dans la caricature permet de prendre un peu de recul, mais dans le fond c’est plutôt sérieux ce qu’on dit !
Derniers nouveaux habitants
« Le Méga Grand Bordeaux » est-il une critique larvée de l’objectif d’une métropole dépassant le million d’habitants ?
L’attractivité de Bordeaux est une tendance de fond, on ne peut pas aller contre. Tout le monde veut venir vivre ici, mais ce n’est plus possible pour beaucoup. La question, c’est qui seront les gagnants et les perdants. Tous les élus sont à la recherche de l’attractivité pour leur ville, qui peut montrer que leur programme est efficace, mais cela a des côtés négatifs car il faut construire des logements, des écoles, des routes… Et les gens sont aussi schizophrènes. Concernant leur cadre de vie, ils voudraient une carte postale : construire un logement à la campagne et que ça ne bouge plus ensuite, bref, être les derniers nouveaux habitants ! On essaie de mettre ça sur la table de manière ludique, sans avoir de solution miracle.
Pourquoi justement l’aborder ainsi, de façon humoristique ?
Des études de l’agence d’urbanisme ou d’autres, il y en a plein que personne ne lit car c’est technique et rébarbatif. Si ce livre s’appelait « Avenir du territoire bordelais », personne ne l’ouvrirait. L’idée est au contraire d’avoir une forme légère pour être lu par le plus grand monde, que les gens le fassent pour se marrer mais captent deux ou trois idées et se posent quelques questions.
« Soyez curieux, allez au delà de Bordeaux »
Lesquelles ?
Quand vous déménagez, interrogez-vous sur votre mode de vie, ses contraintes, et choisissez le territoire le plus adapté. Soyez curieux, allez voir au delà de Bordeaux. A partir du 20 septembre à Agora, nous aurons d’ailleurs dans le Hangar 14 deux bornes : les gens pourront faire trois choix résidentiels et la borne, sous une forme de machines à sous, leur dira où ils vont aller vivre en Gironde !
Dans le livre, quand Gilles, ce fan de kendo cherche en Gironde le meilleur endroit au bord de l’eau et près d’un dojo. Puis se dit qu’il pourrait être n’importe où et construire lui-même un dojo en coopérant avec d’autres habitants. En s’organisant, on peut être moteur dans son environnement, prendre en main son cadre de vie, comme le font certains, qui font le choix de s’installer au fond de la Gironde et produisent leur énergie renouvelable ou recyclent tous leurs déchets. Les choses sont en train de changer, beaucoup de gens vont s’autonomiser.
Votre description du Méga Grand Bordeaux ressemble fort à celle de ces grands projets donnant lieu à une concertation de pure forme, et dénoncés par beaucoup de gens – lignes à grande vitesse, autoroutes…
Notre métier, c’est de faire de la médiation. On travaille avec les habitants sur leur cadre de vie, ils nous disent qu’ils aimeraient ceci ou cela. Mais le temps de l’aménagement est très long et incompréhensible pour les gens. On essaie d’expliquer un peu ces contraintes. Mais c’est le politique qui a une vision et l’impose sur le terrain ; notre métier, c’est de lui dire qu’il va peut-être se gourer et qu’il faudrait peut-être demander avant leur avis aux habitants. Mais si on demandait uniquement aux gens, il ne ressortirait rien. On doit trouver la bonne formule pour que le projet soit malin et le mieux ajusté car on aura de moins en moins d’argent public. Mais il y aura toujours des perdants, et cela peut être violent si on est exproprié ou qu’une voie ferrée passe au bout de son jardin.
Sans suhi
On trouve dans le livre beaucoup de jargon abscons et d’oxymores, comme l’écoroute ou l’airial de 400000 habitants, qui évoquent la « croissance verte » ou le « développement durable »…
C’est un vilain défaut de notre profession d’utiliser du vocabulaire qui ne veut plus rien dire. Et la com’ a pris beaucoup de place. Mais les gens sont de moins en moins dupe sur le côté « tout est vert, propre et durable » : même baptisée écolo ou connectée, une autoroute restera une autoroute polluante.
Vous vous moquez aussi pas mal du fonctionnement d’une collectivité… C’est du vécu ?
J’ai travaillé dans une collectivité locale. C’est toujours très lourd, tout est long et il y a des décisions prises par beaucoup de gens. Et en même temps je ne sais pas si on peut faire autrement. C’est une réalité pas facile à vivre au quotidien pour les fonctionnaires aussi. On a tendance à leur taper beaucoup dessus, mais ils sont aussi prisonniers d’un système.
A la fin du livre, Gilles finit par demander de proposer aux habitants de leur soumettre leur projet rêvé, et cela donne des choses très intéressantes, comme Baïnosse, où seraient logés de jeunes travailleurs indépendants dans des résidences secondaires vides la moitié de l’année. Vous y avez glissé vos propres idées ?
On est tous trentenaires, dans une phase où il faudrait qu’on achète quelque part, et comme on ne peut plus à Bordeaux, il faut qu’on le fasse ailleurs. Dans nos réflexions de géographes, on sait qu’il y a des logements inutilisés comme ceux là, et que c’est intéressant de se demander comment où ils pourraient servir davantage. Nous voulions aussi voir comment un territoire pourrait basculer dans une autre dynamique, par exemple lorsque des quartiers entiers sont dédiés à des appartements Airbnb.
On ne parle pas des personnes âgées alors qu’elles sont de plus en plus nombreux. Nous les avons ainsi fait investir la Victoire, rebaptisée la Vieuctoire, avec une résidence sénior de 5 000 appartements dans l’ancienne Université de psycho-socio, et des vieux qui demandent à pouvoir jouer aux boules devant l’ancien McDonald. C’est tout le mérite de la caricature et de pouvoir jouer des codes temporels. On se dit que dans les villages de Gironde, les gamins qui ont 5 ans aujourd’hui n’auront peut-être connus que des buffets sushis, et que cela sera pour eux des commerces traditionnels, comme l’est une mercerie aujourd’hui !
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