Bordeaux– Košice – Cracovie.
Bucarest– Cluj– Budapest– Košice – Plaveč – Cracovie– Varsovie.
Budapest– Cracovie– Košice– Bordeaux.
Trois parcours d’une aventure en trois actes, qui entre artistes et chercheurs, intervenants ponctuels, stagiaires, lieux partenaires et coordinateurs dans les différents pays, a agrégé une bonne centaine de personnes entre octobre 2012 et mars 2014.
On rembobine et on résume : le premier parcours, Bordeaux-Košice-Cracovie, est celui, initial et initiatique de Marta Jonville, performeuse, et Tomas Matauko, membres de l’association PointBarre installée à la fabrique Pola à Bordeaux. Lors d’une résidence à Košice, où Marta enseignait à l’Académie des Beaux-arts, ils ont découvert l’existence – et la disparition – de la ligne de train «Silesia Cracoviana Karpathy» qui reliait Bucarest à Varsovie via Budapest, Košice et Cracovie.
Issue du redécoupage européen après la Première guerre mondiale, cette ligne avait été construite dans le cadre diplomatique de la Petite Entente entre les nouveaux états (Pologne, Tchécoslovaquie, Roumanie) soutenue par la France et l’Angleterre. Face aux agressions hitlériennes, la petite Entente fit long feu. La ligne lui survécut, mais vingt-quatre ans après la chute du mur de Berlin, elle n’existe plus aujourd’hui que par tronçons.
La privatisation des sociétés ferroviaires, l’essor de la voiture individuelle, l’apparition des vols low-costs ont marginalisé le train sur les longues distances et les trajets de pays à pays en Europe centrale. De plus, en 2010, l’effondrement d’un pont a interrompu la ligne près de la frontière entre Pologne et Slovaquie. Se rendre en train de Košice à Cracovie est désormais quasi impossible.
C’est par ce constat que Tomas et Marta ont conçu le projet Mécanismes pour une Entente. Un désir le résume : reconnecter symboliquement la ligne de train.
Comment ? En invitant des artistes et chercheurs polonais, hongrois, roumains, slovaques, français, à suivre le parcours de ce train, à explorer l’histoire contemporaine de l’Europe centrale via sa politique de transports ferroviaires (entre autres).
On partait à la recherche d’une ligne de train fantôme, on découvrait la complexité d’une histoire, d’une géopolitique, d’une région faite de palimpsestes, de frontières mouvantes, de minorités linguistiques. Reconnecter la ligne, c’était aussi – surtout – explorer les liens entre les différents pays ; c’était questionner notre rapport, en France à ce que l’on continue souvent de percevoir comme un “bloc de l’Est” au mépris de son extrême complexité.
Financé par le programme Culture de l’Union européenne, le projet s’est déroulé en trois phases.
Premier acte : des résidences de repérages, à Cracovie, où Tomas Matauko et Marta Jonville s’étaient installés, et menaient un atelier ouvert avec l’Académie des Beaux arts.
Deuxième acte, deuxième parcours : un workshop de deux mois, l’été 2013, au cours duquel artistes et chercheurs ont pris le train de Bucarest à Cluj, Cluj à Budapest, Budapest à Košice, Košice à Plaveč, village slovaque frontalier de la Pologne où la ligne de train s’interrompt et où le groupe a séjourné cinq semaines. Une pause dans le parcours, qui a vu l’ancien Kulturny Dom (maison de la culture) du village transformé en ruche, entre ateliers, concerts, conférences, balades, repas de groupe, fêtes et multiples interférences avec les habitants du village. Avant que le groupe ne reparte, on the rails again, de Plaveč à Cracovie puis à Varvovie, l’étape finale de l’été.
Troisième acte, et troisième parcours: la restitution, sous forme d’expositions à Budapest, Cracovie, Košice cet automne et celle à venir à la gare de Bordeaux et à la Fabrique Pola en mars prochain.
Restitution, inévitable frustration…
Mécanismes pour une entente a annoncé dès l’écriture du projet un programme d’expositions, un film et un catalogue. Au cours de l’été, le blog et le fanzine Deadline ont livré un journal de voyage qui brasse le sérieux et l’anecdotique, la création et la découverte, l’image et le texte sous toutes ses formes : reportages, entretiens, poèmes, fictions…
À Budapest, Cracovie, Košice, trois expositions ont déjà proposé des vidéos et installations, distribué les sept numéros de Deadline, le fanzine irrégulomadaire du workshop de l’été, et projeté le documentaire « À la frontière du rail », réalisé par Seydou Grépinet, enseignant aux Beaux-Arts de Bordeaux.
Dans ce 52 minutes presque sans dialogues, Seydou focalise sur les déplacements, les départs, les arrivées et les transits. Il livre un portait de groupe à petites touches, entrouvre une porte sur les projets. Une traversée qui laisse voguer l’imaginaire du spectateur : on aimerait en voir plus et nul doute que ce manque soit malicieusement entretenu. L’essentiel est hors-champ. De ses vingt heures de rushes, les vingt six participants auraient tirés 26 films différents.
Ce qui caractérise tout compte-rendu de ce projet. Comment retrouver ce que Marta appelle une “sculpture sociale” autrement que dans le fragmentaire et l’inachevé ? Comment restitue-t-on dix huit mois de vie et un été de partage ? Et quelles traces l’aventure va-t-elle laisser à Bordeaux, son point de départ ?
On peut s’amuser à détourner l’obsession administrative pour les bilans chiffrés en adoptant le parti-pris malicieux de Cristina David, jeune artiste roumaine que sa formation initiale de mathématicienne a conduite à traduire son voyage en statistiques. Compter les rencontres, les conversations, les kilomètres parcourus en train et à pied, les verres partagés, les toasts, les plats goûtés, les engueulades, les réconciliations, les images, les nouveaux mots à son vocabulaire. Et obtenir un inventaire où ne manque que le raton-laveur : c’est l’objet du numéro 6 de Deadline, qui s’est amusé à plagier Perec en invitant chacun à livrer ses “Je me souviens”.
Dans un projet dont l’axe est le ferroviaire, on rénove aussi l’outil du bon vieil indicateur de chemin de fer : c’est l’objet des “timelines” en ligne sur le site du projet qui restituent, jour après jour, l’emploi du temps chargé de visites, rencontres, projections, réunions, débats, performances. Mais oublient le plus important: l’informel !
Reconnecter ou prolonger ?
L’essentiel, répétons-le, est hors-champ. Dans les amitiés, les amours, les désirs, les rencontres, les conflits, les rires, les pleurs, impossibles à enfermer dans le “white cube” de l’institution artistique que Marta et Tomas ont précisément voulu contourner.
Quelques faits concrets : Marek Mardosewicz, jeune artiste polonais vient en Erasmus à Bordeaux et retrouve Paul Maquaire, l’un des trois stagiaires de l’EBABX avec lequel il a mené un projet poétique entre deux langues et deux écritures.
Guillaume du Boisbaudry, fondateur de la revue Nécessaire dont l’un des axes est la recherche sur l’écologie politique, a retrouvé en septembre Vincent Liégey, porte-parole de la Décroissance à Nantes, pour deux jours de rencontres sur l’agro-écologie organisés par la manifestation Le Voyage à Nantes.
Depuis la France, des recherches et un combat pour les droits des Roms se tissent entre László
Milutinovits, jeune historien hongrois, la Galerie 8, spécialisée dans l’art rom à Budapest, l’association Artrom.
Marta et Tomas prolongent eux-mêmes la toile des rencontres. Trois autres stagiaires de l’EBABX les ont accompagnés dans le montage des expositions de Budapest, Cracovie et Košice.
La semaine d’exposition et de débats prévue à Bordeaux devrait voir intervenir de nouveaux protagonistes, comme l’artiste Artur Żmijewski, commissaire de la Biennale de Berlin en 2012 et critique radical du mode de fonctionnement marchand de l’art contemporain. Et le livre à paraître au printemps se veut moins un “catalogue” des actions passées qu’une invitation à les prolonger.
Le déraillement fait partie de cette histoire de train. L’œuvre d’art collective imaginée par Marta Jonville et Tomas Matauko a dérivé en multiples chemins de traverses. Dans un rassemblement de fortes têtes, l’ « Entente » s’est déclinée au pluriel. L’ «après» fraye de nouveaux chemins dans les réflexions et les inconscients de chacun, que le temps va se charger de tamiser.
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