C’était le 16 mai 1971. J’étais en haut du virage sud. Béziers affrontait Toulon en finale du championnat de France. Alors, il y eut cet éclair de Jacques Cantoni, cette relance inouïe qui illumina un match jusque-là bien terne et décida de son sort. Séguier, servi par cet arrière improbable et imprévisible, fila entre les perches. Cravaté, Cantoni comptait les étoiles, étalé de tout son long sur le pré. J’avais treize ans, le rugby devenait une légende, là, à Bordeaux, au coeur de la cité.
Aujourd’hui, les courses de Connor, les sauts méticuleux et parfaits de Chalmers en touche, la vista d’Adams font vibrer les spectateurs d’un stade répondant au nom d’un ancien international militaire : Jacques Chaban-Delmas. Général de la Résistance, puis maire à compter de 1947, celui qui incarna la Nouvelle Société fut un authentique rugbyman.
C’est peu dire que la cité a rendez-vous avec la joie, la beauté du geste juste depuis que l’UBB a investi cette enceinte magique. Une communauté est née, joyeuse, chaleureuse, heureuse de se retrouver autour de trente bonshommes qui la font rêver, et d’houspiller, juste ce qu’il faut, l’homme au sifflet. Une communauté bon enfant, hostile à l’air du temps et à ses maigres butins, qui ne demande qu’à se retrouver là, dans son nid, parce qu’elle s’y sent bien.
Il faudrait être indifférent à ce coeur qui bat pour le priver de ces moments-là. Comme s’il suffisait de déplacer l’arène pour que le miracle se perpétue ! On promet à ces amoureux un nouveau temple, à la périphérie, décidant, une fois pour toute, qu’ils seront aussi heureux ici que là-bas, que ce transfert ne changera rien. (Après tout, il suffit de le leur demander). Comme si le centre et la périphérie étaient une seule et même chose. La géométrie du coeur n’a que faire de cette arithmétique sans âme.
« Puisque l’Europe du football exige, le temps d’un championnat, un stade à sa mesure, le peuple du rugby devra suivre. »
Peut-on faire fi de la mystérieuse et puissante alchimie qui peut naître entre un lieu et un public ? Foin de l’histoire, de ce qui est, de l’évidence. Le plaisir serait le même, ici ou ailleurs. Ce qui est bon pour les pousseurs de citrouille est bon pour les adeptes de cet étrange ballon, capricieux, fantasque, facétieux. Et puisque l’Europe du football exige, le temps d’un championnat, un stade à sa mesure, le peuple du rugby devra suivre, se plier aux exigences de l’événementiel, et venir s’établir là, loin de son histoire, de ses habitudes qui ne doivent rien au hasard.
La vraie vie est étrangère à de tels oukases. Le peuple du rugby est bien à Chaban. Il veut continuer à vivre dans ce cocon qui le constitue. Comment prétendre que ce bonheur soit étranger à cette intimité, née au cœur de la ville, entre de vieilles tribunes et un « peuple » retrouvé ? Comment refuser ce lien charnel, ce désir de partager, le temps d’une après-midi, d’un soir une passion qui rend la vie plus légère et le goût de l’autre plus vif ?
Bien sûr, on nous rétorquera qu’il faut être moderne (« Le moderne se contente de peu » écrivait Valéry.) On nous dira que le stade est vieux, qu’il n’est plus compatible avec les exigences de ce bas-monde. Comme si ces exigences ne pouvaient faire le nécessaire pour s’adapter aux traces du passé qui se conjuguent au présent. On peut admettre que Bordeaux n’a pas les musées qu’elle mérite. Mais, franchement, son vieux stade, sis en son sein, ce lieu de vie où l’on aime tout simplement être ensemble, où l’on communie avec une équipe qui porte si bien ce beau nom d’Union, il vaut d’être maintenu.
Après tout, est-il si vieux ce stade, conçu par les architectes Jourde et D’Welles, inauguré en 1938, dont la prouesse architecturale reposent sur les voûtes en porte-à-faux imaginées par Jourde ?
Des dizaines de milliers de personnes ont fait leur « Chaban-Delmas ». De grâce, ne défaisons pas ce lien, préservons-le. Il en va simplement du bonheur d’être ensemble. Ce n’est pas si fréquent par les temps qui courent.
Reste Musard. Ce terrain de banlieue, riche de tant de souvenirs où il fait bon prendre une « bierotte » entre anciens. Musard doit rester et devenir le site de la formation, des écoles de rugby, des jeunes, des espoirs et des « pros ». Un beau projet communautaire qui ne demande qu’à être le pendant indispensable de Chaban-Delmas, du lieu où se dit une messe mêlant profanes et amateurs et qui assure à ce club que nous aimons tant le rayonnement qu’il mérite et l’attache des siens toujours plus nombreux.
Pétition
Une pétition est en ligne réclamant l’installation de l’UBB à Chaban-Delmas après le départ des Girondins au nouveau stade de Bordeaux-Lac.
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