Depuis le 25 février 1983, date de la fermeture de l’unique Maison du marin à Bordeaux, fondé en 1905, il n’y a plus de foyer d’accueil et de bien-être des gens de mer. Dans ces conditions-là, la situation de Jorge et Hélio est plus que déplorable, livrés à eux-mêmes depuis sept mois, à bord du « Porto Alegre ». En attente des réparations de l’armateur, les affaires maritimes françaises ont donc immobilisé le navire pour raison de sécurité. A quai depuis un an et demi, au terminal de Bassens, le multi-vraquier battant pavillon portugais, en est aujourd’hui à son cinquième équipage de fortune. Pour éviter, en effet, qu’il se fasse saisir son navire, l’armateur, qui a des difficultés financières, a donc installé des marins à bord…
Chaque année, ce sont pas moins de 1600 navires qui entrent dans le Grand Port de Bordeaux, dont la moitié fait escale au terminal de Bassens. Loin du cas extrême de Jorge et Helio, leurs équipages restent en moyenne 3 jours à quai, sans lieu où se retrouver. A défaut de Maison du marin, ils restent à bord. « 4000 marins pourraient fréquenter ce foyer » calcule de tête, Pierre Hafreingue, retraité de la marine marchande.
Laissant derrière eux l’île de Saint-Vincent et leurs familles, les deux marins débarquent ensemble à Bordeaux par les airs, en pensant prendre immédiatement la mer, à Bassens.
« Ca a été très difficile au départ ; on pensait arriver pour repartir… Nous ne savions pas où nous allions ni ce qu’il se passait » confie Jorge , un quadragénaire (merci à Marie-Grace Demaret pour la traduction franco-portugaise).
« Aujourd’hui, la situation est plus supportable depuis l’arrivée de l’électricité, il y a 20 jours. Jusque-là, le générateur fonctionnait quelques minutes par jour », explique Helio, jeune marin de 25 ans, chargé de la cuisine à bord.
La galère au quotidien
S’ils confient sans hésitation trouver le temps long, chacun a sa petite recette pour tromper l’ennui.
« J’y arrive mieux que Jorge, admet Helio, car dès mon réveil, je dois m’occuper du petit déjeuner, penser au déjeuner et au diner. Avec le peu de denrées disponibles, je dois faire preuve d’imagination ».
Lors des beaux jours, Jorge, le mécano, fait un peu d’exercice physique sur le pont. « Mais avec les pluies je ne bouge plus trop ; je regarde le temps passer. »
Les deux marins sont pourtant rentrés rapidement en contact avec l’armateur, s’assurant que leur famille recevait leur paie et qu’il continuerait à leur envoyer 400 euros. « Même si ce n’est pas suffisant, ça nous aide à tenir pendant un mois ». De la sorte, l’armateur prend soin… de ne pas commettre le délit d’abandon, qui est puni de 5 ans d’emprisonnement et de 75000€ d’amende. Rarissime à Bassens, ces cas d’abandon sont fréquents dans d’autres ports, comme Sète.
Quitter le « Porto Alegre » ? Ses marins le font par nécessité, lorsqu’ils doivent contacter l’armateur ; mais encore faut-il qu’il leur reste de l’argent pour aller jusqu’à Bordeaux. Et puis Jorge doit se ménager. En arrivant à bord, il a écopé de deux lumbagos après avoir nettoyé le navire de la cale au plafond. Depuis, les pompiers connaissent le chemin qui conduit jusqu’au rafiot des deux naufragés.
Eloignés de leurs familles, les naufragés de Bassens ont toutefois trouvé un havre dans l’association Escale Estuaire de la Gironde. Lorsque son président Jean-Michel Degorce monte à bord pour les inviter à prendre l’air et échanger avec eux quelques mots dans un anglais approximatif, les deux marins ne se font pas prier. Ils l’accompagnent pour un repas dans la salle paroissiale du presbytère de Bassens.
Retraité et militant associatif, Jean-Michel est, avec une dizaine d’autres bénévoles, mobilisé auprès des marins en détresse. Ils ont fondé Escale Estuaire en mai 2011 pour obtenir la création d’un « seamen’s club », et tentent d’ici là de venir en aide avec les moyens du bord.
En vigueur depuis 1990, la convention internationale 163, portant sur le bien-être des gens de mer, a été adoptée en 1987 à Genève, où chaque membre « s’engage à veiller à ce que des moyens et services de bien-être soient fournis dans les ports appropriés du pays à tous les gens de mer », sans toutefois préciser les modalités.
En France, où la convention a été adoptée en 2004, une vingtaine de ports de commerce sont concernés. La préfecture de Gironde veille, depuis 2008, à son application à Bordeaux via la Commission de Bien-être. L’ouverture d’un foyer des marins avait même été annoncée pour la fin 2012… Pourtant, aucun accord ni plan de financement n’est à l’heure actuelle signé. Le projet de foyer, tel que conçu par Escale Estuaire, coûterait 230 000 euros.
« 7eme port de France ? Sans foyer, ça fait désordre ! »
« Rien n’oblige les ports à se doter d’une structure d’accueil des marins en escale », rappelle François Cazeils, ancien pilote et président fondateur d’Escale Adour, le foyer d’accueil du port de Bayonne. « Chez nous, on demande à ce que tous les navires en escale payent une contribution financière ». Mais faute de moyens suffisants et face au recul du trafic du port, le foyer de Bayonne a été obligé récemment de licencier son unique permanent salarié, « sans qu’on s’en émeuve », déplore François Cazeils.
« La question des moyens a toujours été le nœud du problème », résume Roger Guillou, secrétaire national de la Fédération des associations d’accueil de marins, qui fut président de l’association du port du Havre pendant 10 ans. « C’est peut-être prématuré de le dire, mais on est sur le point d’obtenir des compagnies maritimes le versement de cette contribution nécessaire pour le bon fonctionnement de ces foyers ». Nul ne sait bien sûr pour l’heure qui sera chargé de la collecter et comment elle sera restituée, mille sabords de Tonnerre de Brest…
Pourtant, les moyens ne manque pas : « Bordeaux est le 7eme port de France, ça fait désordre qu’il n’ait pas de foyer ! », estime Pierre Hafreingue, retraité de la marine marchande. Même s’il est loin derrière Marseille (83 millions de tonnes) le Grand Port girondin affiche 8 millions de tonnes de trafic, et une activité relativement stable, avec 300 liaisons régulières vers les 5 continents. Rappelons qu’il contrôlait 40% du commerce français au XVIIIe siècle, ce qui n’a pas laissé que des bons souvenirs : Bordeaux était alors une plaque tournante de la traite négrière.
Aujourd’hui, il fait face à une autre forme d’esclavagisme, imposée à ses salariés par des patrons peu scrupuleux. Jorge et Hélio doivent officiellement patienter jusqu’au 7 février, date à laquelle l’armateur s’est engagé à leur envoyer des billets retour… Et il a sans doute prévu d’autres vols aller seulement, pour ceux qui prendront la relève et viendront s’échouer à Bassens.
Aller plus loin
Le site de l’association Escale Estuaire de la Gironde
Le site du Port de Bordeaux Atlantique
La page Foyer Escale Adour sur le site de l’association Val d’Adour Maritime
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