Si on peut aimer certains premiers livres de Finkielkraut comme « La Mémoire vaine. Du crime contre l’humanité » paru chez Gallimard en 1989, il faut bien constater que son glissement vers une critique de la « barbarie du monde moderne » l’a amené sur des chemins discutables, des impasses et un vrai assèchement de la pensée. Certains ont même parlé à son propos de « naufrage d’une pensée qui perd pied avec ce qui devrait être son fondement : la réalité ».
« L’ignorance démocratique »
Ainsi en est-il de cette interview donnée au Point ou il répète ce qu’il avait déjà écrit dans Le Monde en mai 2000. A savoir en résumant que :
« La grande promesse démocratique de donner la même culture aux enfants du peuple qu’aux enfants de la bourgeoisie (il cite Jaurès) aurait été tuée par l’introduction de la démocratie dans l’école. Cette seconde idée de la démocratie aurait tué la première, tuant l’idée de hiérarchie et de transmission. »
L’élève serait l’égal du professeur, le mauvais élève du bon élève, la culture de l’ignorance afin que « l’école ne prenne jamais le parti de l’inégalité ». Au nom de la démocratie, de l’égalité, on aurait choisi, comme dénominateur commun, l’ignorance pour tous. Ne seraient enseignés, sur ordre de la hiérarchie, que « l’utilité et la proximité » et seuls quelques rares professeurs résisteraient.
Une vision étriquée
Pour ceux qui s’étonneraient d’une analyse aussi faible et croiraient à une caricature, on peut renvoyer à l’interview du journal Le Point. Aucune comparaison internationale par exemple. Y manque juste son désormais célèbre « le savoir se suffit à lui-même » et le mode de transmission directif qui va avec.
Professeur au lycée technique de Beauvais en… 1974, Finkielkraut n’a plus enseigné dans le secondaire depuis cette date. Il est clair que les étudiants de Berkeley ou de l’école polytechnique, où il a dispensé ses cours depuis cette date, doivent avoir un autre rapport au savoir. Ce n’est pas un reproche mais une constatation.
Le problème, c’est que ses imprécations sur « l’ignorance démocratique », sur « l’immonde » pour reprendre l’expression de Lacan, traduisent un manque total de connaissance globale du système éducatif (pas simplement français) et du terrain. Pas de travail sérieux, de fond, pour étayer des analyses précises, des connaissances approfondies et ainsi donner une profondeur que l’on ne voit à aucun moment dans cette interview. Il est évident qu’il n’a pas fait le travail minimum requis pour rendre crédible l’apocalypse scolaire qu’il décrit.
Des réponses sur le fond
Il est pourtant possible de venir dans un établissement scolaire quand on a sa notoriété. Les programmes scolaires sont aussi à disposition et il est aisé de voir que dans chacune des disciplines, il y a une quantité importante de notions difficiles à faire acquérir qui réclament une grande rigueur intellectuelle. Celle que n’a pas eu Finkielkraut. Ce qui est un peu gênant quand on se prétend tout à la fois le grand critique de la modernité, le défenseur de la culture, de la liberté et de la pensée libre, constitutives de la démocratie, mais aussi de certaines valeurs politiques, républicaines, issues de la tradition philosophique.
Le pionnier d’un courant réactionnaire aux nombreux dérapages
Plus consternant encore est la multiplication de ses dérapages dans les années 2000. Qui ne se souvient du « pogrom anti-républicain » lors des violences urbaines de novembre 2005 ? de l’équipe de France « black, black, black » ? et de la colonisation se donnant pour but de « civiliser les sauvage ». Même le tueur norvégien Anders le cite dans son pamphlet à propos de sa position sur l’antiracisme.
On se rappelle moins de son rôle de pionnier des violentes diatribes anti-pédagogues qui ont déferlé sur l’école. Dans son livre « Une voix vient de l’autre rive » (Gallimard, 2000) – réflexion sur la mémoire d’Auschwitz –, il n’hésite pas à placer dans une logique de complicité intellectuelle Philippe Meirieu et les « usines de la mort nazis ». Il y explique que la « conception de l’universel » du pédagogue basée, selon lui , « sur la rationalité instrumentale » est la même qui celle fut « mobilisée pour les usines de la mort et leur monstruosité sans pareille ».
Ces propos haineux ont ouvert la voie d’une violente campagne anti-pédagogues qui n’a cessé depuis cette date :
- « Collabos, vichystes, irresponsables, formés à la “pensée-Meirieu” comme il y eut jadis une pensée Mao Tsé Toung » : Jean-Claude Brighelli, « La fabrique du crétin : La mort programmée de l’école », Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2004 (près d’un million d’exemplaires vendus).
- « Khmers rouges et leurs milliers de cadavres dans le Mékong » : Marc Le Bris, président de l’association Sauver les lettres, « Et vos enfants ne sauront pas lire… ni compter ! », aux éditions Stock, 2004.
- Manipulateurs construisant « l’homme nouveau » des pays totalitaires : Liliane Lurçat, psychologue, chercheuse au CNRS, « Vers un enseignement totalitaire ? », édition François-Xavier de Guibert, 2e edition, 2011.
Ces qualificatifs aussi ignominieux que ridicules de ceux qui se réclament de la « civilisation » ont pesé sur le débat, causé un tort considérable à l’éducation nationale et freiné son adaptation. « Les pédagogues sont responsables de la déroute de l’école », est-il commun d’entendre. Au mépris des réalités. Et de la nécessité de faire évoluer le système éducatif français comme le rappellent les comparaisons internationales et PISA notamment
Soutien à la candidature de Finkielkraut à L’Académie française
Reste le souhait d’Alain Finkielkrault d’être élu à l’Académie française. Son élection probable le 10 avril prochain en ferait l’héritier, non pas d’Heidegger, Hannah Arendt, Léo Strauss, ou Emmanuel Levinas dont il se réclame, mais plutôt des penseurs réactionnaires du XIXe : Burke, De Maistre, De Bonald et surtout Brunetière.
Il y a en Europe une vraie tradition pédagogique, enracinée dans l’œuvre des grands ancêtres du XVIe au XVIIIe siècle – Comenius notamment – qui se structure en France au moment de l’instauration de l’école laïque, gratuite et obligatoire : le premier cours de pédagogie est donné à la Sorbonne en 1882, l’année des grandes lois de Jules Ferry.
La même année est publié le fameux « Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire » dirigé par Ferdinand Buisson, le principal collaborateur de Ferry. Pour les deux, « il n’est qu’une seule méthode possible d’éducation, c’est la méthode active ». Méthode que la pédagogie doit permettre de mettre en œuvre rigoureusement.
Le discours anti-pédagogues se constitue à cette époque. Ferry, Buisson sont violemment attaqués par les élites académiques et l’opinion de droite qui les considèrent comme des « incapables prétentieux » et des idéologues dangereux. Cette opposition s’incarne en la personne de Ferdinand Brunetière, éminent intellectuel de son époque et directeur de la « Revue des deux mondes » qui fait autorité. « Moquons nous de la pédagogie », écrit-il dans son livre « Éducation et instruction » paru en 1895.
Opposant farouche au projet d’un monument à Charles Baudelaire, Brunetière milite rageusement contre les chaires de pédagogie qui « pervertissent les professeurs par des cours d’éducation générale », quand il suffit, pour en faire des professionnels accomplis, de leur donner « le sentiment de la dignité de leur profession » par la « maîtrise des savoirs académiques ».
Ferdinand Brunetière est élu à l’Académie française contre… Zola, qu’il avait violemment critiqué. Alors oui Alain Finkielkraut a toute sa place à l’Académie Française, mais sur le siège de Brunetière ! Et surtout qu’il se consacre totalement, et uniquement, à la prochaine édition du « Dictionnaire de l’Académie française » que l’on attend dans… 20 ans !
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