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Génocide rwandais : « Alain Juppé n’a pas tenu ses promesses »

Dans son livre « Alain Juppé et le Rwanda », Jean-Pierre Cosse, qui se présente comme un simple citoyen, s’interroge sur le rôle du ministre des Affaires étrangères à l’époque du génocide rwandais, dans lequel la France a joué un rôle trouble. Entretien.

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Génocide rwandais : « Alain Juppé n’a pas tenu ses promesses »

Jean-Pierre Cosse, auteur de "Alain Juppé et le Rwanda" (Xavier ridon/Rue89 Bordeaux)
Jean-Pierre Cosse, auteur de « Alain Juppé et le Rwanda » (Xavier ridon/Rue89 Bordeaux)
Alain Juppé et le Rwanda, aux éditions L'Hamatan
« Alain Juppé et le Rwanda », aux éditions L’Harmattan

Il y a de quoi se perdre dans les 560 pages d’ « Alain Juppé et le Rwanda » (L’Harmattan, 2014). Jean-Pierre Cosse a collecté les déclarations, les reportages, les tribunes, les analyses d’historiens et de tous ceux qui ont tenté de comprendre ce génocide.

En 1994, la majorité Hutu du Rwanda s’attaque à la minorité Tutsi et fait 800 000 morts en 100 jours. L’auteur, qui se présente comme un simple « citoyen » veut comprendre quelle est la responsabilité de l’État français, et cible Alain Juppé. Arrivé en 1993 à la tête du Quai d’Orsay un an à peine avant le début du génocide, celui qui n’est pas encore maire de Bordeaux est alors au cœur d’un système politique, diplomatique et militaire.

Jean-Pierre Cosse détricote son discours et ses actes avant, pendant et après ces massacres. Dans son livre, les citations s’accumulent, les questions sans réponse aussi. Vingt ans après, Alain Juppé est interpellé par ce livre et un collectif de citoyen. Lui ne semble pas déroger à son discours. Peu loquace à ce sujet sur son blog, il y admet que « sans doute [il] subsiste encore des zones d’ombre sur cette période tragique » mais qu’ « on ne peut tolérer la véritable entreprise de falsification historique qui veut faire porter à la France la culpabilité du génocide ».

Rue89Bordeaux : Pourquoi avoir fait d’Alain Juppé, le centre de vos recherches ?

Jean-Pierre Cosse : Alain Juppé est le chef de la diplomatie française à partir d’avril 1993, mais il n’en est pas le seul responsable. Il y a bien sûr le président de la République, François Mitterrand, son Premier ministre Edouard Balladur, la cellule Afrique de l’Elysée, son Etat-major militaire particulier. Mais la position d’Alain Juppé est alors pleine d’ambiguïtés. Lors de son audition à la mission parlementaire, ses mensonges m’ont véritablement choqué. Il reconstruit l’histoire du Rwanda, celle du génocide. Il ose dire que l’attitude de la diplomatie française a été irréprochable, et en tire même gloire. C’est quelque chose de sidérant. Il y a là un mépris du citoyen qui m’a poussé à enquêter.

Quand il arrive comme ministre des Affaires étrangères, il y a pour vous des signes, des massacres qui auraient dû déjà faire réfléchir à la question du génocide. Il aurait pu intervenir dès sa première année ?

Je crois, mais il faut bien souligner que ce sont les militaires qui trient l’information à Kigali. Le colonel Cussac donne l’information au général Quesnot qui la transmet à François Mitterrand. Le pouvoir décisionnaire n’appartient pas à la diplomatie, mais à l’armée. Ensuite, la stratégie choisie, c’est la défense de la francophonie. Alain Juppé prend la suite de Roland Dumas qui s’était désintéressé du Rwanda. Il n’a pas du tout écouté les historiens comme Gérard Prunier et Jean-Pierre Chrétien, c’est vraiment affligeant. Et Alain Juppé soutient Habyarimana, dictateur et président du Rwanda. Au moment de la montée des violences, en 1994, Alain Juppé n’a pas de réaction, même verbale. Sauf une prise de position, en février, lors d’une semaine de massacres horribles de Tutsis.

Cautions du génocide

Cela donne l’impression qu’Alain Juppé a très peu de marge de manœuvre pour prendre une décision qui pourrait aller dans le sens du soutien à la rébellion menée par le Front patriotique rwandais…

C’est vrai, mais il pose des actes décisifs. Au début du génocide, Alain Juppé et Edouard Balladur sont en voyage d’affaires en Chine. Mais Alain Juppé revient en France et participe le 13 avril à un conseil des ministres restreint, très important. François Mitterrand lui demande, alors, la position que la France va défendre à l’ONU alors que les Etats-Unis veulent arrêter la mission des Nations-Unies. Sur place, les massacres s’amplifient. Les membres non-permanents du conseil de sécurité de l’ONU ne savent pas que les Tutsis sont visés juste parce qu’ils sont Tutsis. Ils croient qu’il s’agit simplement d’une guerre civile. Alain Juppé soutient, comme la Belgique, la réduction de 90% du contingent militaire de l’ONU à Kigali, n’ayant alors plus pour fonction que de proposer un cessez-le-feu. Passée de 1500 à 350 militaires, cette force devient symbolique et squelettique. Ensuite, le 27 avril, Alain Juppé reçoit avec Edouard Balladur un représentant du gouvernement génocidaire. On ne sait pas bien ce qui s’est dit, mais c’est alors une caution donnée à Kigali.

Mais le recevoir pouvait aussi permettre d’engager des discussions en vue d’une réconciliation…

Demander aux génocidaires de s’arrêter, c’est une diplomatie de la parole, sans aucun effet. Trois semaines plus tard, le 15 mai, Alain Juppé fait une déclaration condamnant le génocide. C’est courageux car il agit seul, sans François Mitterrand ni Edouard Balladur. Mais trois jours après, il ose dire que c’est suite à l’agression du FPR que l’armée rwandaise aurait commencé à massacrer. Cela supposerait une offensive du FPR dès le 6 avril [NDLR : jour où le Front est accusé d’avoir perpétré un attentat contre l’avion du président rwandais. Accusation que les enquêtes des juges Trevidic et Poux ont mise à mal depuis 2012]. Mais c’est faux. Les tueurs ont d’abord commencé leur travail d’extermination et ce n’est que le 11 avril que débute une guerre civile entre l’armée rwandaise et le FPR. Dès le 29 avril, on atteint presque 500 000 morts selon les ONG. Si Alain Juppé ose donc parler de génocide, ce n’est pas répercuté par son ministère qui continue à évoquer des massacres.

En juillet 1994, François Mitterand, malade, est obligé de déléguer. Observe-t-on un changement selon vous ?

Le 2 juillet, Alain Juppé dit dans « Le Monde » que le dialogue avec les responsables du génocide ne pourra pas se poursuivre. Qu’il faut les arrêter, les juger, les punir. On s’aperçoit très vite qu’au contraire, on va les aider à se réfugier dans le pays voisin, le Zaïre (actuelle République Démocratique du Congo), où ils seront en sécurité. On leur prête pour cela des avions, des hélicoptères. La politique française sauve ainsi les responsables du génocide, mais les Français l’ignorent. L’opération Turquoise est alors sensée permettre à Paris de sauver la face. Quant à Alain Juppé, il n’a pas tenu ses promesses. Il a hésité. C’est un homme souvent plein d’irrésolutions, malgré une apparence de détermination.

« La France sortirait grandie en reconnaissant ses fautes »

Et les autres personnalités politiques françaises ?

Nicolas Sarkozy n’a pas voulu reconnaitre la responsabilité de la France. Il aurait eu bien des ennuis avec Edouard Balladur et Alain Juppé. Quant à Bernard Kouchner (ministre des Affaires étrangères de 2007 à 2010), il a parlé d’erreur, or le mot le plus juste c’est faute. Seul Pierre Brana [NDLR : ancien député-maire d’Eysines et rapporteur de la mission parlementaire d’information] a employé ce mot. Il a souligné l’insuffisante analyse de la diplomatie française, alors que M. Juppé continue à dire que son attitude était irréprochable. Edouard Balladur, François Léotard (ministre de la Défense entre 1993 et 1995) ou Hubert Védrine (secrétaire général de l’Elysée) n’ont pas d’autre défense que de tout nier parce qu’ils ont assumé une responsabilité écrasante. On ne veut pas reconnaitre la part de responsabilité des décideurs militaires et politiques français. On ne veut pas donner aux victimes leurs mémoires et leur dignité, et aux survivants la sérénité.

Vingt ans après, vous interpellez Alain Juppé par votre livre et une lettre ouverte lui a été adressé. Qu’en attendez-vous ?

Ce que l’on peut attendre, c’est que les socialistes et la gauche de la gauche comprennent qu’il faut lutter pour faire apparaitre la vérité. C’est un génocide qui pouvait être évité. C’est évident. Il y avait 15 000 tueurs le 7 avril. Les armées belges, françaises et les marines présents pouvaient les arrêter. Ça n’a même pas été envisagé. Des généraux qui n’étaient pas d’accord avec ceux qui déclenchaient le génocide ont appelé en vain la France, la Belgique, les Etats-Unis. Personne ne leur a répondu. Face à cela, que va faire Alain Juppé ? Posez-lui la question…

Qu’est-ce que cela apporterait ?

Je crois que la France serait grandie de reconnaître ses fautes. Lorsque 50 ans après, Jacques Chirac a dénoncé le Vel d’Hiv et le rôle de l’Etat français dans la déportation des Juifs vers les camps de la mort, je pense que la France a été grandie. Et puis, Alain Juppé mène un combat contre le racisme. Il a lutté et il continue à lutter contre le Front National, on ne comprend pas qu’il n’ait pas écarté l’idéologie ethniste et raciste du Rwanda. C’est là où c’est assez inquiétant de la part des hommes politiques français. Ils ont validé une certaine forme de racisme officiel, et on s’aperçoit que le sens des valeurs change quand on passe de l’Europe à l’Afrique.


#Alain Juppé

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