« Voici le spectacle ! » Lunettes de soleil vissées sur la tête, François observe le chantier autour de la Basilique Saint-Michel, où les ouvriers travaillent à la rénovation de la place. Pour ce membre de Droit au Logement et du collectif Saint-Michel en lutte, le spectacle, c’est celui la gentrification (embourgeoisement) du quartier – les populations les plus pauvres en partent et d’autres plus riches s’installent, un processus en cours dans les centre-villes des métropoles françaises et européennes. « On perd le côté canaille » déplore François.
Au cœur du projet de la rénovation de la Ville de Bordeaux, [Re]Centres, le quartier Saint-Michel bénéficie d’une aide financière du programme national de requalification des quartiers anciens dégradés. L’opération touche plusieurs quartiers de la Place de la Victoire à la gare Saint-Jean, soit près de 10% des habitants de la ville. Parmi les objectifs à atteindre à Saint-Michel, « faire en sorte que les déplacements soient aussi des promenades d’histoire et de culture », ou améliorer les liaisons douces dans le quartier, en réservant par exemple les alentours de la Flèche aux piétons et aux vélos.
« Le commerce, ici, c’est fini »
Les habitants et commerçants scrutent la progression des travaux. A travers les fenêtres de son bar-tabac, Jacky, 41 ans, voit la place réhabilitée pour la deuxième fois. « Enfant du quartier », où il vit depuis l’âge de 8 ans, ce serveur goûte modérément son embourgeoisement, « surtout pour le commerce ». Pas le sien, car « un bar-tabac, ça reste avant tout populaire », mais plutôt ceux des voisins, notamment les loueuses de caftans, les vendeurs de plat à tajine, les épiceries ouvertes jours et nuits ou les petits restos de la cahoteuse rue des Faures.
Hamid, un restaurateur marocain, installé depuis 14 ans, clame même que « le commerce, c’est fini dans cette rue ». Il va bientôt baisser son rideau, à cause, selon lui, du déplacement provisoire sur les quais du marché de la Place Saint-Michel. Les affaires ne marchent plus. S’il se soucie peu de la gentrification, il a une dent contre InCité qu’il qualifie de « cafard ». Cette société d’économie mixte gère les logements sociaux de la ville et s’est vue confier l’opération programmée d’amélioration de l’habitat (OPAH) sur le quartier. D’après Hamid, la ville et InCité ne lui ont pas permis d’acheter les murs de son restaurant alors que son propriétaire était d’accord.
« L’immeuble a été jugé dans un piteux état, explique Jean-Noël Galvan, le directeur général de la société d’économie mixte InCité, dont la Ville est l’actionnaire principal. On l’a racheté pour permettre de faire du logement social public avec un local commercial en rez-de-chaussée. Et le bailleur social veut maîtriser l’ensemble de son immeuble. Sur les 6000 m² de commerces dont s’occupent InCité dans la ville, on a fait une soixantaine de magasins : une fromagère, un papetier, un poissonnier, une mercerie, un libraire… »
Mais d’autres types de commerces sont « bannis » de ces opérations, poursuit Jean-Noël Galvan :
« On a la consigne de la Ville d’éviter tout ce qui est restauration, banques, assurances et mutuelles. Ainsi, il n’y aura pas de transformation de Saint-Michel. Les gens y viennent pour son ambiance. »
De la place pour tout le monde
Symboles de cette vie de quartier, les maraîchers et brocanteurs attendent quant à eux de quitter les quais pour retrouver la place Saint-Michel.
« Une fois refaite, ça va être superbe », se réjouit Jamel Bennaji, vice-président de l’association Les Puces Saint-Michel, heureux que le quartier s’ouvre à d’autres que les purs amateurs de brocante. D’origine marocaine, Jamel Bennaji est arrivé il y a vingt ans comme déballeur de marchandises. Dès les années 1970, des familles maghrébines ont en effet rejoint les Espagnols et les Portugais venus s’installer à Saint-Michel. Tous profitaient alors des loyers avantageux de cet ancien quartier d’artisans du port (charpentiers, tonneliers…).
Désormais, arrivent des populations d’Afrique noire et d’Europe de l’Est. Comme cet homme qui vient demander un peu de travail à Jamel, et à qui ce dernier propose de passer faire de la manutention :
« C’est un type qui veut travailler. Il faut lui donner sa chance comme ceux qui nous l’ont donné. Saint-Michel est un grand quartier avec de la place pour tous. Dans cinq à six ans, les Bulgares auront trouvé du travail avec un meilleur salaire. Ils ne seront plus deux à trois familles dans des T3. »
La chance d’avoir 20 ans de retard
En 2009, 17% des habitants sont de nationalités étrangères, selon l’Insee, soit dix points de plus que sur l’ensemble de Bordeaux. Populaire et cosmopolite, Saint-Michel voit aujourd’hui débarquer de nouveaux « immigrés » : architectes, informaticiens, artistes… L’arrivée de classes intermédiaires et supérieures, pour Jamel Bennaji, « c’est ça la vraie mixité ! »
Le sociologue Olivier Traverse, qui partage un bureau à Saint-Michel avec un architecte, est plus méfiant :
« La chance du quartier, c’est d’avoir vingt ans de retard grâce à Chaban-Delmas. Saint-Michel a loupé le passage à un type d’urbanisation des années 1980, avec piétonnisation du centre et désertification de la vie sociale. Mais ça évolue très vite. D’ici 10 ans, ce sera comme Saint-Pierre. La gentrification s’amplifie et va exploser quand Paris sera à 2 heures de TGV. Les nouveaux arrivants, ce sont des bobos – bourgeois bordelais et trentenaires branchés – et des étudiants qui ne feront pas vivre le quartier. Il n’y a pas d’emplois ici, à part pour les professions libérales, les artistes, les fringues. »
Chartronisation
Début février, lors d’un vernissage à l’atelier Clair, les invités des photographes Christopher Hery et Harold Lagaillarde sont si nombreux qu’ils débordent dans la rue Camille Sauvageau. Ces derniers mois, les galeries d’artistes et ateliers d’architectes y ont poussé comme des champignons. Petit, Harold Lagaillarde n’avait même pas le droit de fréquenter Saint-Michel :
« Ça craignait. On venait juste le samedi, pour le marché. Aujourd’hui, on participe de cet embourgeoisement », conclut-il, ni dupe ni fier.
« Il faudrait être aveugle pour ne pas voir la mutation, ajoute Christopher Hery. Avant, notre atelier a été successivement un bureau de tabac, un local pour plombier puis un cabinet d’architectes. Il y a une vraie crainte de “chartronisation” ».
Pour Caroline Melon, de l’association d’artistes Chahuts, « il existe autant d’avis sur les changements de Saint-Michel que d’habitants ». Chahuts accumule en effet les photos et les témoignages de passants, regroupés dans un carnet :
« On n’échappe pas à la gentrification ou alors il faut vivre dans des appartements vétustes et insalubres » ; « Ça va être bien ! Avant, Saint-Michel était inconnu, maintenant les gens vont venir ! » ; « Pourvu que le quartier ne devienne pas bobo » ; « Moi, j’ai été viré par la spéculation ».
Amortisseur social
Quelle est la réalité ? Parler d’un départ massif des populations pauvres s’avère encore inapproprié. Si les chiffres manquent, ceux qui existent montrent en effet que le taux de logements vacants diminue drastiquement de 20% à 8,5% entre 1990 et 2006. En revanche, la part des cadres augmente de 6 à 10% de la population entre 1999 et 2006. Il y aussi une hausse des prix du logement, constatée par André Baudry qui dirige l’Agence immobilière Centrale des Capucins :
« Le prix à la vente des appartements est passé de 100 francs/m² (environ 15 €/m²) à 4000 €/m² entre 1979 et aujourd’hui. Car des immeubles en mauvais état ont retrouvé une deuxième jeunesse. »
4000 €/m², c’est « la fourchette haute », précise Jean-Noël Galvan, d’InCité. En accession à la propriété, la société maîtrise le prix à la vente à 3000 €/m² dans le quartier. Elle gère 2400 logements sur les 24000 existants des Quinconces jusqu’à la Gare Saint-Jean :
« Il faut voir les choses en face. Notre travail ne peut pas traiter la totalité du territoire et on ne peut lutter contre la loi de l’offre et de la demande ni contre l’attractivité de Bordeaux. Mais sur 10% du parc immobilier, on joue un rôle d’amortisseur social en garantissant un accompagnement public pour les situations les plus graves. »
InCité aide ainsi les propriétaires démunis à rénover leurs logements, en finançant jusqu’à 75% du montant des travaux (en moyenne 49%). 88 personnes ont perçu un chèque moyen de 31000€ . En contrepartie, les propriétaires privés doivent assurer un loyer modéré :
« Alors que les loyers vont de 12 à 14 €/m², les propriétaires qui bénéficient de nos aides ont l’obligation de se limiter à 6 à 8 €/m² et de garder le même locataire après les travaux. »
Des obligations valables 12 ans. Après, il faut renégocier avec les propriétaires, et le cas va se présenter dans le quartier Saint-Paul où les premières concessions s’arrêteront en juin prochain.
Direction rive droite
Pour maintenir des prix abordables, Jean-Noël Galvan invoque aussi une offre de logement social public et une « concurrence saine » où le propriétaire voisin des logements sociaux privés baissera lui aussi ses prix.
« Mais pourquoi les propriétaires privés feraient des prix bas s’ils peuvent louer plus cher ? », s’interroge François, de Droit au logement.
La sociologue Agnès Villechaise connaît bien le quartier, son terrain d’étude depuis la fin des années 1980. Assise au pied de l’église Sainte-Croix, elle ne veut pas jeter la pierre à la SEM :
« InCité fait un travail de longue haleine, complexe, dispendieux en énergie mais surtout dont les retombées sont incertaines. Elle a une volonté de régulation, même si je ne dis pas qu’elle est efficace. Ce n’est pas pérenne. Pour éviter l’effet de bascule quand le loyer et l’achat d’appartement deviendront inaccessibles -, la puissance publique doit favoriser et maintenir des logements publics ou privés. J’ai l’espoir que cet équilibre puisse être maintenu. »
Pour Jean-Noël Galvan, « c’est tout l’enjeu de l’offre et de la demande. Est-ce que Bordeaux est capable d’avoir une offre conséquente pour limiter cet effet ? En ce sens, on peut dire que la ville a une chance inouïe, avec des terrains disponibles rive droite. »
La rive droite devient d’ailleurs une terre d’accueil pour les exilés du quartier. C’est ce que remarque Hamed Serraj, co-fondateur en 1990 de l’association Le Boulevard des Potes, installée en plein cœur de Saint-Michel et connue pour ses repas de quartier. Il voit une partie de son public s’éloigner du centre de l’agglomération. Direction Cenon, Lormont, Floirac, Bassens, Sainte-Eulalie – « On en croise même lors de nos permanences à Castillon-la-Bataille. »
Saint-Michel peut ainsi se perdre de l’autre côté du fleuve.
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