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Vincent Poujardieu : marches et démarche

L’exposition « Mesures et démesure », à la vieille église Saint-Vincent de Mérignac, se poursuit jusqu’au 6 avril. Elle présente les pièces de Vincent Poujardieu, designer diplômé en 1988 de l’École des Beaux-Arts de Bordeaux, connu pour ses réalisations épurées et technologiques.

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Vincent Poujardieu : marches et démarche

Présenté à l'exposition dans la Collection des matériaux : "Lac de la Munia, Pyrénées espagnoles, 2 526 m" (DR)
Photographie présentée à l’exposition dans la Collection des matériaux : « Lac de la Munia, Pyrénées espagnoles, 2 526 m » (DR)

L’exposition de Vincent Poujardieu « Mesures et démesure » présente ses collaborations, ses activités vouées à la recherche, au développement et à la conception de projets appliqués au domaine du meuble et de l’objet. En 2012, l’Académie nationale des sciences, belles lettres et arts de Bordeaux lui a remis le prix « Découverte des arts ».

La proposition de Roseline Guisti, commissaire de l’exposition et historienne du design, nous invite à découvrir la démarche de Vincent Poujardieu et le processus de création de ses pièces. Elle nous fait entrer au plus près de la démarche du designer, de la conception à la réalisation. Le parcours de l’exposition mêle des références personnelles, multiculturelles et historiques.

Chaque pièce exposée ouvre les portes d’un atelier. Vincent Poujardieu révèle le matériau par une utilisation nouvelle, tout à la fois ancrée dans une tradition et à la pointe de l’innovation. La particularité de la mise en espace de l’exposition nous conduit au cœur du processus empirique et foisonnant de création des pièces.

Marches et démarche

Vincent Poujardieu pratique la montagne. Cela mérite d’être mentionné, d’une part parce qu’il a hésité à en faire son métier, et d’autre part parce que les questionnements qui animent son travail de créateur sont en lien avec les limites des tensions et de l’équilibre, la force du paysage minéral et son immensité.

Gravir une montagne conduit le corps à évoluer dans une tension permanente à la recherche d’un équilibre. On trouve dans l’exposition un extrait du roman « Ascension » de Ludwig Hohl (1975). L’altitude transforme en permanence le point de vue. L’observation et la conscience de son environnement deviennent constantes.

En 2003, le journal Le Monde titrait « L’aventurier du design ». Je pense aux surfaces inclinées de Claude Parent « Vivre à l’oblique ». Poujardieu ajoute de l’espace à l’objet et nous engage physiquement à repenser nos gestes quotidiens dans la façon d’approcher chaque volume.

Table Z, Euro-Shelter, Artcurial, Prix Designer’s Days 2009 (DR)
Table Z, Euro-Shelter, Artcurial, Prix Designer’s Days 2009 (DR)

La table Z, le bureau Zeus ou le Z des lacets des montagnes jouent à introduire une sensation peu rassurante pour l’usager, comme pour l’inciter à questionner son quotidien, ses déplacements. Le designer ajoute un doute à notre appréhension de l’espace. Dans la continuité de la chaise Zig-zag de Gerrit Rietvelt, l’équilibre parfaitement maîtrisé garde la magie du précaire ou de l’instable.

En écho, on trouve les carafes à décanter « Janina« , en verre, soufflées à la bouche, selon des méthodes traditionnelles en s’associant à une créatrice d’origine roumaine, Janine Sarbu. A demi remplie, le liquide trace à nouveau la géométrie du Z sur le verre cristallin. La répétition des volumes apparaît comme un clin d’œil oblique à « La Colonne sans fin » du sculpteur roumain Brancusi, un axe qui me semble se prolonger dans sa dématérialisation à travers le globe terrestre.

L’espace intérieur en expansion

Les mesures et la démesure sont un couple d’antonymes. L’espace de jeu à partir de ce constat est en perpétuelle expansion. La mesure est l’étalon lui-même, « l’Homme, mesure de toute chose ». La démesure au contraire nous fait songer à l’exagération des sentiments ou des attitudes, tel « Le Voyageur contemplant une mer de nuages » de Caspar David Friedrich inspiré par ses randonnées dans les monts Métallifères. Le caractère des volumes se dessine alors aussi par le vide et la collection Ether prend tout son sens. L’éther, en physique, était autrefois considéré comme la substance qui remplissait l’espace et donnait à voir l’impalpable.

La table oblongue « Le Défi des 6 mètres » fend comme un cargo l’espace d’exposition. En plus d’être imposante, elle se transforme visuellement par un effet d’optique au fur et à mesure que le visiteur évolue autour. Le principe de symétrie du revêtement de la table conduit aussi à une expérience visuelle au fil de nos déplacements, démultipliant démesurément la perspective.

Dans « Mesures et démesure », une sensation double et contrastée cohabite : le visiteur déambule en arpentant l’espace comme autour des solides et monumentales pièces d’acier de Richard Serra avec paradoxalement, comme pour l’étagère Vacuum, inspirée de la calligraphie japonaise, la sensation d’un château de carte qui va s’effondrer.

La démesure se manifeste également dans l’infiniment petit. On rejoint la précision dans l’observation et les savoir-faire, le lien avec l’atelier de son père horloger. Plus on approche l’infiniment petit, l’intérieur des masses en nids d’abeille, les strates d’une roche, plus comme pour les formes fractales, notre esprit vagabonde.

La collection des matériaux

C’est en découvrant cette partie de l’exposition, la collection en perpétuel devenir, que le visiteur entre au cœur de l’invention des pièces, avant l’élaboration. Chaque composition de la collection des matériaux évoque les sources d’inspirations dans la facture et la structure des pièces présentées dans l’exposition.

Assemblage de la Collection des matériaux (DR)
Assemblage de la Collection des matériaux (DR)

En donnant à voir ce potentiel de matériaux, de minéraux, réservoir sans cesse en expansion, où son imaginaire puise, Vincent Poujardieu met fortement l’accent sur le processus de production et le dialogue entre l’œuvre et son environnement. Cette collection témoigne d’une part de la présence des minéraux au travers de l’histoire de la formation de la Terre, et d’autre part d’une projection dans le temps futur, avec la présence de nouveaux matériaux issus de l’innovation technologique. Une symétrie s’opère à nouveau, et l’on rejoint la réflexion de Richard Serra sur « la matière du temps ».

Ces associations de matières et de matériaux fixées à même la cimaise nous sont données à lire comme des phrases ou une série de haïkus, ce choix complète la sensation que les pièces présentées racontent bien au-delà de la fonctionnalité de l’objet. En nous associant à son imaginaire dans son rapport au temps et aux espaces, nous plongeons au cœur d’un atelier permanent qui semble se poursuivre lors des marches en montagne. Un autre rapport à la forme transparaît, proche de Richard Long, comme si l’œuvre était là, préexistante, in situ.

Si Vincent Poujardieu cherche les limites concernant le déséquilibre, il met en relation aussi des matériaux qui, avant son regard, n’avaient pas encore de lien ou avaient des propriétés contraires. La sensation aérienne dans les limites de l’équilibre provient d’abord du poids de la densité de la matière, faite de molécules, de strates, comme si le contenu n’était pas trompeur, ou encore comme si le contenu des masses respirait la même matière que son épiderme. Les structures en nid d’abeille aluminium réalisées avec Euro-Shelter, une entreprise d’aéronautique, dans l’épaisseur des tables ou des étagères n’en sont pas moins esthétiques.

La prouesse technique part aussi d’une connaissance des matériaux issue d’expérimentations, de recherche. Cette collection rappelle Karl Blossfeld archivant les associations visuelles de formes végétales qu’il utilisait comme un « matériel d’enseignement » pour la création.

La forme par l’expression du matériau

Les pièces de Vincent Poujardieu ne sont enfermées dans aucune unité formelle, même si les liens de parenté nous conduisent de l’une à l’autre. L’étude des matériaux, des assemblages potentiels, des propriétés complémentaires en fait un langage à part entière qui permet de réinterpréter la matière et de lui faire dire autre chose. « Que pense le matériau ? » pour citer Jean Prouvé.

L’écrin protecteur du porte-bouteilles Biwine en liège et cuir nomade à porter en bandoulière est une création innovante qui exploite toutes les propriétés du liège, toutes opposées au verre de la bouteille. On peut imaginer un parallèle dans le langage des matériaux avec Joseph Beuys du mouvement Fluxus, à propos de la matité du feutre gris, isolant phonique qui incite au silence en contraste avec la brillance d’un piano noir.

Collaboration, savoir-faire et transmission

En réinventant des fonctionnalités, Vincent Poujardieu perpétue les savoir-faire. Chaque pièce associe une collaboration avec des artisans ou des partenaires industriels souvent éloignés de l’univers du design mobilier. Le descriptif et les visuels de l’exposition nous permettent de découvrir à la fois les procédés du maître verrier bergeracois Allain Guillot (Meilleur Ouvrier de France 2004), mais aussi les finitions avec Chromissima à Mérignac, avec la Morandière du Pian-Médoc ou encore avec Perchalec à Blanquefort.

Transmettre les savoir-faire, y compris auprès des scolaires, participe à leur pérennisation. Dans le cadre de l’exposition « Liège et design » du Musée du liège et du bouchon de Mézin (47), Vincent Poujardieu intervient également au Musée en lien avec le projet de classe de Marie Gauthier, enseignante en arts plastiques au collège Armand Fallières.

Bruissement d’ailes à la Vieille église

L’église romane de Mérignac est un lieu insolite pour exposer du design. Ce lieu a été réaménagé successivement en école puis en lieu de stockage pour l’aviation. Depuis 1986, l’église est enfin transformée en lieu d’art. Le design permet aussi de s’affranchir de l’objet d’art, ce qui engendre un rapport physique différent aux pièces, à l’œuvre. Au sortir de l’exposition, le lien à l’espace et au temps semble plus ouvert, vertigineux.

L’œuvre généreuse de Vincent Poujardieu est multiréférentielle, polysémique et protéiforme. Il s’en dégage, outre la performance technique, une fraîcheur, une intensité dans la part de jeu, d’imaginaire préservé ou l’obstination à faire tenir debout des formes contraires.

La collection des matériaux nous projette étonnamment d’une époque primitive de la première conception de l’outil à l’innovation technologique.

En parcourant l’exposition, le mobilier modifie l’espace comme un chant familier qui aurait été interprété un ou deux octaves au dessus et le regard du visiteur est neuf dans une expérience sensitive globale.

L’exposition raconte un cheminement et surprend par trois clins d’œil poétiques à différents points de vue, spatialement et symboliquement, un jeu de piste qui vous conduit à relire l’exposition avec encore plus d’attention. Quelques indices : suollıdɐd sǝl ʇǝ ǝɹnʇıoʌ ǝʇıʇǝd ɐl ‘noɔnoɔ ǝl.

EXPOSITIONS

Mesures et démesure, jusqu’au dimanche 6 avril 2014 – 14h-19h – Vieille Eglise Saint-Vincent, Rue de la Vieille-Eglise, Mérignac

Design et liège, Musée du liège et du bouchon, Mézin du 17 mai au 21 septembre 2014


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