« C’est une des monstres de la BD indépendante qui vient d’arriver à Bordeaux, peut-être va-t-on regarder la ville différemment ». Ainsi Eric Audebert salue-t-il l’installation de l’éditeur Cornelius, qui vient de fêter son débarquement en Gironde. Pour le président de 9-33, ambassadeur de la bande-dessinée locale, cette maison a, au même titre que L’Association, « marqué un tournant dans les années 90, avec une ligne éditoriale qu’on ne connaissait pas jusque là, et des choix de publication impeccables ». Cornelius a ainsi révélé quelques grands noms actuels du 9ème Art, comme Joann Sfar, et fait découvrir au public francophone des géants étrangers, tels que le japonais Mizuki.
« Notre production se répartit entre un tiers de création, un tiers de traductions d’auteurs contemporains et un tiers de patrimoine d’auteurs français ou étrangers », indique Jean-Louis Gauthey, responsable de la maison d’édition.
Pola d’attraction
Cornelius a récemment réédité les planches de Willem, parues entre 1968 et 1985 dans Hara Kiri et Charlie Hebdo (« Traquenards et mélodrames »). Une œuvre démente et hilarante qui a été exposée lors du dernier festival d’Angoulême, de même que les illustrations satiriques de Gus Bofa (né à Bordeaux) sur 14-18. Le travail de ce dessinateur contemporain de la Grande Guerre, et qui a influencé Hergé, est lui aussi réédité par Cornélius.
Mais que vient donc chercher cette illustre maison en Gironde ?
« J’en avais marre de vivre à Paris, tout comme mes deux collègues, répond Jean-Louis Gauthey. On a décidé de se délocaliser et on a choisi Bordeaux pour des raisons de cadres de vie – les Bordelais ne se rendent peut-être pas compte à quel point c’est moins pollué que Paris, surtout quand on se déplace comme moi à vélo. Et aussi parce qu’on connaît depuis 20 ans les Requins Marteaux (autre éditeur indépendant installé depuis 2010 à Bordeaux, NDLR). La Fabrique Pola, nous accueille depuis avril à côté des Requins. Et cette expérience de travail en commun entre différentes disciplines artistique, sans équivalent en France, a été déterminante. Il y a un atelier sérigraphie qu’on peut mutualiser, et on veut monter des trucs avec le Bruit du frigo ou Zebra3 ».
Deuxième ville BD de France
Cornélius est ainsi le quatrième éditeur indépendant de bande-dessinée dans l’agglomération bordelaise. Il rejoint les éditions de la Cerise, Akileos et les Requins Marteaux.
« De sacrés éditeurs, souligne Eric Audebert. La Cerise a été fondée par un auteur, Guillaume Trouillard, qui a monté un collectif autour de la revue Clafoutis, dans une veine très artistique. Akileos fait énormément de traductions de comics américains, a a aussi une partie BD franco-belge. Les Requins Marteaux apportent un côté rock’n’roll et underground sur la scène locale, avec 1000 choses dans son catalogue. »
La ville a également un vivier d’auteurs très important : selon des chiffres d’Ecla, l’organisme de soutien à la création de la région, le quart des auteurs de BD français, soit près de 150 personnes, vivraient en Aquitaine, pour moitié d’entre eux à Bordeaux, ce qui en ferait la deuxième ville en France.
Pourquoi ? Comme Cornélius aujourd’hui, des anciens de l’école des Beaux-Arts d’Angoulême se sont installés ici dans les années 80 et 90, attirés par la scène rock, le climat, l’océan… Un noyau s’est constitué autour de François Ayroles, David Prudhomme ou Nicolas Dumontheuil, des auteurs très soutenus par des libraires dynamiques. Cela a fait boule de neige.
« La BD n’est pas une industrie »
L’aspect économique dans leur critère de choix est non négligeable, relève Caroline Jurado, directrice de l’association Passage à l’art, qui propose notamment à Chateau Brignon (Carbon-Blanc) des résidences d’artistes aux auteurs de BD :
« En sortant de l’école d’Angoulême, de nombreux auteurs veulent s’installer dans une plus grande ville, mais n’ont pas les moyens de payer un loyer à Paris, et optent donc pour Bordeaux. Ils sont très peu à pouvoir vivre de leur art, et n’ont pas le statut d’intermittent du spectacle, ils doivent donc se diversifier au maximum. Certains assurent par exemple avec nous des ateliers dans les écoles.La BD n’est pas une industrie comme le cinéma, c’est un artisanat. »
Parmi les Bordelais qui gagnent leur croute en croquant des albums figure Alfred. Deux fois lauréat du Fauve d’or (meilleur album) à Angoulême, le dernier cette année, pour « Come prima » (Delcourt), il est l’auteur invité du festival Regard9, du 19 mai au 1er juin à Bordeaux (lire ci-contre), et vient de sortir « Haut Septentrion », l’ultime volet de la série Donjon, créée par Sfar et Trondheim.
Citons au passage quelques parutions récentes signées par des Bordelais, comme le remarquable « Malpasset », du scénariste Corbeyran – un recueil de témoignages sur la rupture d’un barrage près de Fréjus, la plus grande catastrophe civile du XXe siècle en France – ; « In God we trust », poilante parodie de la Bible par Winshluss ; ou encore Welcome, de Guillaume Trouillard, bel inventaire pour un enfant qui vient de naître.
Vers un pôle d’éditeurs bordelais ?
Dans trois genre très différents, ces livres illustrent bien l’éventail des possibles offert par le 9e art, et la richesse de la « scène » locale. Mais celle-ci évolue dans un écosystème fragile, comme le rappelle Eric Audebert :
« La bande-dessinée est le seul secteur du livre encore en progression, quoique peu médiatisée – « Come prima » est un succès de librairie sans qu’on en ait beaucoup parlé à la télé, par exemple. Mais à côté des grandes maisons d’éditions, les indépendants ont des difficultés parce qu’ils prennent des risques – les rééditions de Gus Bofa, chez Cornélius, sont de beaux objets qui coutent chers à la fabrication. »
« Avec la crise, les deux dernières années n’ont pas été fameuses, reconnaît Jean-Louis Gauthey. Mais on est toujours en vie, et depuis 23 ans ! »
Cornélius a fait appel aux dons pour financer son déménagement à Bordeaux, via KissKissBankBank, et récolté 5700 euros. Aujourd’hui, Jean-Louis Gauthey compte créer un « pôle éditeurs » à Bordeaux comme il en existe un à Paris :
« Il est peu connu que Bordeaux est une ville d’éditeurs, cela permettrait de valoriser davantage notre présence. L’intérêt, c’est la visibilité. Plus on est gros, plus on est vu, plus on est connu plus on peut faire de choses. Et il y aurait des tas de synergies à trouver. »
Bref, Cornélius n’est pas ici pour coincer la bulle.
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