Ainsi le néo-Girondin de Pessac qu’est Michel Cardoze va-t-il ponctuellement transporter sa belle moustache à Béziers, en tant que conseiller culturel du nouveau maire Robert Ménard ! La nouvelle aura pu surprendre plus d’un observateur !
La météo politique s’affole donc ! Comment est-il possible qu’un journaliste venu de l’extrême gauche rejoigne t-il ainsi l’extrême droite ? C’est que M. Cardoze a annoncé qu’il aiderait le maire élu par un courant animé par le Front national à développer sa politique culturelle, en lui organisant un « événement culturel » chaque année. C’est désarçonnant !
« La contradiction principale » et « la contradiction secondaire »
Tout d’abord, il me semble que M. Cardoze néglige un bon vieux principe « marxien », sinon marxiste, celui qui identifie avec lucidité et sépare avec rigueur « la contradiction principale » et « la contradiction secondaire »…
La seconde, ici, tourne autour de l’amitié entre les hommes M. Cardoze et R. Ménard : l’un a été un grand journaliste progressiste et continue à réaliser des docu-films (sur les Pereire, sur Adrien Marquet, notamment, dans les dernières années) ; l’autre a été le patron de Reporters sans frontières. Tous deux ont donc été des humanistes, et ont convergé sur ce terrain de valeurs républicaines et humaines.
L’idée est la suivante : nous sommes des amis, quelles que soient les circonstances. Nous avons une histoire commune, quoi qu’on devienne ! L’écart politique et idéologique de l’ami R. Ménard deviendrait donc pour M. Cardoze « secondaire » par rapport à l’essentiel, une amitié durable, une estime pérenne, une relation de confiance d’homme à homme sans rupture.
Pourtant, une « contradiction principale » vient briser ce raisonnement ! Quel est l’essentiel ? Une amitié ou une rupture idéologique ? L’amitié devient en effet aveuglante quand elle empêche de s’apercevoir ou de comprendre que l’ami a entamé un parcours singulier vers des positions idéologiques de droite extrême… Dois-je, par amitié, garder mon estime et ma fidélité envers un homme qui a trahi nos valeurs communes ?
Une amitié malgré la divergence ?
Replongeons dans l’Histoire, qu’aime tant M. Cardoze, et supposons que nous soyons dans les années 1930 : dois-je rester l’ami de mon « compagnon de route » – comme on disait pour les gens de gauche qui accompagnaient le Parti communiste dans ses luttes – quand il s’écarte du « droit chemin » ou du chemin des valeurs du droit républicain et humaniste ?
Dois-je donc accepter de persévérer dans un parcours amical avec un homme qui a divergé de notre capital de valeurs partagées pour suivre le chemin dévoyé des valeurs d’exclusion, nourries des angoisses de populations troublées par la crise de notre République, et frappées par la crise économique et sociale ?
Bref, à supposer que je fus ami de Jacques Doriot, l’un des membres du Bureau politique du Parti communiste, aurais-je dû le suivre dans son glissement idéologique vers l’opposition au régime lui-même et dans sa dérive vers l’admiration du régime autoritaire fasciste ou nazi ? Aurais-je pu procurer des « conseils culturels » à la municipalité de Saint-Denis dirigée (depuis 1931) par Doriot ? Idem pour quelqu’un qui aurait été l’ami du socialiste Marcel Déat et devenu, comme Marquet, l’un des « néo-socialistes » dans la seconde moitié des années 1930.
Le panneau de l’amitié
C’est clair : M. Cardoze est tombé dans le panneau du sentimentalisme de l’amitié : « Mon ami R. Ménard ne peut pas être “mauvais” car son passé parle pour lui et parce que nous sommes amis… »
Mais, derrière ce panneau se cachent les relents de la fameuse « droite révolutionnaire » étudiée jadis par Zeev Sternhell (« Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France » [Neither Right nor Left: Fascist Ideology in France], Éditions du Seuil, 1983 ; Éditions Complexe, Historiques, 2000 ; Gallimard, Collection Folio histoire n° 203, 2012), quelles qu’aient été depuis lors les critiques apportées à ses études par certains historiens.
On ne peut imaginer que M. Cardoze ait été le conseiller culturel de Doriot à la mairie de Saint-Denis : on ne peut pas, par conséquent, accepter qu’il devienne le conseiller culturel de R. Ménard à la mairie de Béziers !
Une dérive républicaine
Cependant, pourra-t-on dire, la culture est « neutre » ; ce n’est pas la politique sécuritaire, l’exclusion sociétale, la rupture antieuropéenne, etc. C’est juste un peu d’animation !
Mais M. Cardoze va-t-il lancer un « festival Bertolt Brecht » à Béziers ? Avec, dès l’été 2014, « Mère Courage et ses enfants », « La Bonne Âme du Se-Tchouan », « La Résistible Ascension d’Arturo Ui » ? M. Cardoze va-t-il m’inviter à débattre autour de son docu-film sur les « dérives » d’Adrien Marquet ? Bref, disposera-t-il vraiment de la « liberté de choix » qui lui permettra de mettre en œuvre non une culture « neutre », mais une culture (comme toute culture) de débat et de critique ?
Or on est amené à se poser la question banale après toute victoire municipale de la droite extrême : y aura-il à Béziers un « art officiel », une épuration des bibliothèques (comme cela a été réalisé à Orange) et de leurs employés ? Bref, comment M. Cardoze pourrait-il être « un allié objectif » (une autre expression marxienne) d’un tel parcours sur six ans ?
En tout cas, personnellement et académiquement, l’historien est « effondré » puis « indigné » : quelques années de vie intellectuelle et humaine partagées vont être balayées ! Dur, dur, d’avoir un compagnon d’idées et d’histoire qui entame une « dérive » républicaine !!!
Hubert Bonin, professeur d’histoire à Sciences Po Bordeaux et
co-auteur d’une biographie sur Adrien Marquet
(publiée chez Confluences, à Bordeaux)
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