« C’est la boisson la plus ancienne de l’humanité ». Robert Dutin s’y connaît. Installé près de Royan, en Charente-Maritime, ce collectionneur de verres et d’étiquette de bières depuis toujours, aujourd’hui à la retraite est l’auteur du très sérieux annuaire des brasseries françaises, publié chaque année depuis 2008 à compte d’auteur.
Chaque année, cet ouvrage s’enrichit de nouvelles références, preuve que la tradition brassicole française est aujourd’hui en plein renouveau.
« A la fin du 19e siècle, la France comptait plus de 2800 brasseries. En 1975, elles n’étaient plus qu’une vingtaine et aujourd’hui on en recense 600 . En Gironde, on a la même évolution : on comptait 50 brasseries en 1926, puis seulement 3 en 1947 dont la fameuse Brasserie de l’Atlantique à Bordeaux (elle était située quai de Brienne, NDLR) rachetée par Kronenbourg en 1968 et revendue dans la foulée, et enfin plus aucune dans les années 90. Aujourd’hui, elles sont 9, toutes nées il y a au plus une dizaine d’années et souvent plus récemment encore. »
De la Fleur de Houblon à l’Entre-Deux-Bières
La première bière brassée localement voit le jour à Villenave-d’Ornon en 1999 dans le restaurant alsacien Fleur de Houblon. Fabriquées sur place, ces bières artisanales sont destinées à la clientèle du restaurant. Un an plus tard, en 2000, c’est le pub The Frog and Rosbif, rue Ausone à Bordeaux, qui se lance lui aussi dans la production de ses propres bières pour les proposer à ses clients. A la même époque, à Saint-Léon, dans l’Entre-Deux-Mers, Nicolas Hébert, céréalier et vigneron se met au défi de brasser :
« Avec un ami, nous étions en train de vinifier et pour nous refaire le palais, nous aimions boire de la bière. C’est alors que sur le ton de la blague, nous nous sommes dits : et si on la faisait nous-mêmes. Des amis de Nancy à qui on vendait du vin, nous ont encouragés et nous ont proposé de nous vendre le matériel. Et la blague est devenue sérieuse. »
Le premier brassin fabriqué avec l’orge de sa ferme, qu’il fait malter dans l’Est de la France, sort de sa cuisine en 2002. Dès 2004, il propose ses bières à la vente directe dans sa ferme. Un franc succès.
« En 2004, nous avons organisé une journée porte ouverte pour nos vins, nous avons accueilli 40 personnes. Nous avons ensuite organisé une journée porte ouverte pour nos bières et ce sont 250 personnes qui se sont déplacées. La bière crée un lien social vraiment différent de celui que l’on trouve autour du vin », raconte Nicolas Hébert.
De l’orge hors-sol
En 2008, il met d’ailleurs sur pied la fête de la bière de Saint-Léon, dont la sixième édition a attiré cette année 1500 visiteurs. Preuve qu’au pays du vin, la bière a ses adeptes. Enfin en 2010, Nicolas Hébert a ouvert à Créon le pub Saint-Léon où il commercialise sa propre bière. Il est aujourd’hui le seul brasseur de Gironde à fabriquer de la bière à partir de l’orge qu’il cultive sur ses terres et envisage de le faire malter prochainement à côté de Toulouse, plutôt que dans l’Est de la France, comme il le fait jusqu’alors, histoire de faire du 100% local.
Car, si ce phénomène de renouveau des brasseries artisanales participe au développement de ce que l’on appelle les bières locales, leur matière première ne l’est pas vraiment. Ainsi, les brasseries artisanales qui s’ouvrent dans les années 2010 en Gironde – L’Entre-deux-Bières à Mauriac créé en 2009, le Mascaret à Rions en 2010, Gasconha à Pessac en 2010, Aliénor à Saint Caprais en 2011, Moustous à Sauviac en 2012, et Ici on brasse à Auriolles en 2012 –, se fournissent toutes en orge malté bien loin de la Gironde, que ce soit en Alsace, en Belgique, ou au Royaume-Uni…
En effet, bien que la France soit aujourd’hui le 2e producteur et le 2e exportateur mondial d’orges de brasseries, ainsi que le premier exportateur de malt, la Gironde, et plus largement l’Aquitaine ont laissé tombé ce type de culture au profit du maïs depuis plusieurs dizaines d’années.
« Ce n’est pas un choix de la part des brasseurs de ne pas travailler avec des matières premières locales. Mais le fait est qu’il n’y a plus de filière agricole brassicole dans notre région », explique Laurent Gomez, chargé de mission qualité et origines à la Région Aquitaine.
Aussi, travaille-t-il dans le cadre du développement de la marque Sud-Ouest à la réimplantation d’une filière d’orge brassicole dans la région.
« Nous cherchons actuellement à contractualiser avec des coopératives afin de trouver des agriculteurs qui accepteraient de produire de l’orge. Nous voulons aussi développer la malterie bio d’Albi dans le Tarn et nous soutenons un projet de création de malterie en Poitou-Charentes. »
Brasser ? Dans le vent
Objectif : retisser une filière qui jusque dans les années 70 permettaient aux brasseries de la région de produire des bières vraiment locales. Pour le houblon, qui peut servir à aromatiser la bière, il sera plus difficile d’en trouver localement, cette plante ne poussant pas sous des climats trop chauds.
Confiant, Laurent Gomez espère que cette filière sera sur pied avant fin 2014 et permettra aux bières d’Aquitaine de renouer avec la tradition du produisons localement ce que l’on consomme localement. D’autant que le secteur se porte bien et que de nombreux brasseurs en herbe envisage de sortir de l’amateurisme et de se professionnaliser. C’est le cas d’un jeune bordelais qui préfère garder l’anonymat :
« Nous allons ouvrir une brasserie à Bordeaux en 2015, pour l’instant, on se fait la main dans la cave de mon futur associé. On produit 15 litres de temps en temps pour notre propre consommation et pour celle des amis, mais cela doit rester secret, nous n’avons pas encore l’autorisation des douanes. »
Notons que la création en 2008 d’un Diplôme d’ Université (DU) « Opérateur de Brasserie » dans le département Biotechnologies de l’Université de La Rochelle permet, à ceux que la brasserie tente, de se former sans aller jusqu’en Belgique (depuis 2005 le CAP de brasseur-malteur n’existe plus en France). La création de ce DU s’explique par le développement sans précédent de la brasserie artisanale depuis plusieurs années :
« Ce secteur est en effet aujourd’hui un des rares à connaître une croissance à deux chiffres », constate Robert Dutin.
La Mascaret va déferler Rive Droite
Ce que tous les brasseurs girondins interrogés reconnaissent : leur production comme leur chiffre d’affaires sont en constante augmentations, et la difficulté aujourd’hui est en fait de répondre à la demande.
« La première année nous avions produit 30 hectolitres, explique Vincent Soulas, le fondateur de la brasserie Gasconha, en 2013, nous étions à 500 hectolitres et pour 2014 nous visons les 750 hectolitres. Nous sommes vraiment sur une bonne dynamique, nous sommes aujourd’hui deux brasseurs et j’ai recruté en 2013 un commercial. »
Même évolution pour la brasserie bio du Mascaret passée de 50 hectolitre en 2011 à 600 en 2013. Elle produit d’ailleurs depuis 2013 la Darwin Beer, vendue au Magasin Général de la caserne Niel, rive droite, et dans d’autres bars de la région. Et son brassage pourrait même se faire à l’ « écosystème » courant 2015.
« Pour moi la bière est synonyme de convivialité, explique Philippe Barre, le créateur de Darwin. Tous les lieux de par le monde qui m’ont inspiré pour créer Darwin proposaient de bières artisanales. aussi j’ai eu envie de créer ma recette de bière et c’est Fabrice Rivière de la brasserie du Mascaret qui en assure le brassage. »
Debout sur le zinc
Si 95% de ces bières brassées localement sont destinés à une consommation locale via en grande majorité les bars, les associations (organisatrices de festival notamment), les épiceries fines, les caves, et les circuits courts (Amap, La Ruche qui dit oui, etc.), certaines sont également commercialisés dans les grandes surfaces du coin : c’est le cas des bières Aliénor, Gasconha et Mascaret. Ce qui n’est pas du goût de tous.
« On assiste à un nivellement par le bas », souligne Karin Forrer de la brasserie de l’Entre-Deux-Bières, une marque exclusivement commercialisée dans les caves, épiceries fines, bar-restaurant et marchés locaux. « C’est un choix éthique de ne pas vendre dans les grandes surfaces, car je ne veux pas cautionner la course au prix et les risques de dérives que cela entraîne en terme de qualité de production notamment. »
Consciente que la question des circuits de distribution est au cœur de ce genre de production locale, Karin Forrer et son mari ont ouvert en mai dernier un bar à bières à Sauveterre-de-Guyenne. Histoire d’assurer des débouchés à leurs produits et de rendre à la bière son côté « lien social ».
Car c’est bien grâce à la bière « qui représente 37 % de leurs revenus […] que les cafés, lieux emblématiques de l’art de vivre français, aussi bien pour nos compatriotes que pour les touristes, survivent aujourd’hui », selon un amendement au projet de loi sur l’agriculture déposé le 20 juin dernier à l’Assemblée nationale par 73 députés (amendement repris la semaine dernière par les sénateurs). Objectif : inscrire la bière au patrimoine culturel et gastronomique français. Un patrimoine à consommer bien sûr avec modération.
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