Média local avec zéro milliardaire dedans

Youssef Tohmé porte l’imprévu à bout de Brazza

Fin 2012, la ville de Bordeaux confie à l’architecte et urbaniste libanais, Youssef Tohmé, le pilotage de l’aménagement du quartier de Brazza avec la collaboration du paysagiste Michel Desvigne et du bureau d’étude Ingérop. Il sera également le commissaire de la biennale Agora en septembre. Rencontre sur le pouce.

Cet article est en accès libre. Pour soutenir Rue89Bordeaux, abonnez-vous.

Youssef Tohmé porte l’imprévu à bout de Brazza

Youssef Tohmé, régulièrement de passage à Bordeaux, pour la préparation d'Agora et le lancement des travaux à Brazza (WS/Rue89 Bordeaux)
Youssef Tohmé a conçu pour le quartier Brazza « un projet où tout est possible » (WS/Rue89 Bordeaux)

Au pied du pont Chaban-Delmas, le quartier Brazza possède une vue imprenable sur les Bassins à flot et sa future Cité des civilisations du vin. Ce secteur de la rive droite est en projet d’aménagement. Après une étude menée par la Ville de Bordeaux, Youssef Tohmé a été sélectionné pour piloter le chantier.

Youssef Tohmé, architecte et urbaniste accompagnera la Ville durant 6 ans dans sa mission de conseil, avec la collaboration du paysagiste Michel Desvigne et du bureau d’étude Ingérop.

Parallèlement, Youssef Tohmé est commissaire de la biennale d’architecture, d’urbanisme et de design Agora qui aura lieu du 11 au 14 septembre.

Pour ses deux missions, déjà très mobile entre son agence parisienne et son antenne beyrouthine, il est régulièrement de passage à Bordeaux. Sa dernière halte, il dit être venu sans rendez-vous fixé et sans contrainte, juste pour sentir la ville à son rythme. Rue89 Bordeaux en a profiter pour un entretien « tranquille » autour d’un café.

« La richesse de la société est l’imprévu »

Rue89 Bordeaux : Yousseh Tohmé, pourquoi votre projet a été retenu ?

Youssef Tohmé : C’est un projet ouvert, spontané, sans cadre, qui permet de prévoir et de gérer des évolutions dans le futur. Rien n’est figé. Il laisse une grande place à ce qui fait la richesse de la société, c’est-à-dire les imprévus.

Dans ma réflexion sur ce travail, j’ai été naïf ! Je l’ai abordé comme si c’était un sujet de diplôme. J’ai fait un projet très utopique et, à la fois, très contextuel. Il n’est pas dans la lignée des projets qui rassurent et qui dessinent définitivement une réalisation comme c’est souvent le cas dans les grands aménagements en France.

Cette façon de travailler, qui est en fait nouvelle pour moi aussi, est propre au quartier lui-même. C’est du sur mesure, sans aucune contrainte lié au budget ou aux réglementations. Il a été conçu comme si tout était possible. C’est sans doute ce qui a plu. Une fois le projet retenu, on a ensuite, avec la mairie de Bordeaux, trouvé les moyens et les partenaires. Alors que généralement, on fait l’inverse.

Pourtant Bordeaux est connue pour son architecture rationnelle, étant un ensemble cohérent qui fait d’elle une ville très homogène

Exactement, et c’est cela ça qui m’a permis de proposer une dualité avec la minéralité de la ville, avec cet autre côté qui est en face. Ce qui fait de Brazza un autre monde, un ailleurs… avec la Garonne comme nouveau centre.

Le projet architectural de Brazza mise sur le grand paysage. Quand on arrive au bout du pont Chaban-Delmas, on s’attend à trouver des constructions, des tours et des centres commerciaux. Or, on sera accueilli par une forêt de peupliers, une peupleraie. J’ai voulu la nature comme amorce du quartier, comme le premier espace public.

Un autre accès, une autre entrée dans le quartier depuis la ville, est le parc des Angéliques qui rentrera dans les zones d’habitation, pour arriver jusqu’aux jardins privés. Le paysage n’a pas de frontière et il peut donc proposer des échanges entre celui qui est de passage, en promenade, et l’habitant du quartier.

La même approche est proposée à l’habitant. Au lieu de parler de surface, on parle de volume. C’est un volume flexible qui remet l’individu au centre du projet. On lui laisse la liberté de l’investir et l’inviter à respecter le paysage puisqu’il est en plein dedans.

Par ce projet, j’ai voulu réinventer l’espace public. On ne peut pas utiliser toujours les mêmes modèles. On ne peut plus construire une ville comme on le faisait avant : une place centrale, des rues qui y mènent, etc. Il faut inventer une continuité évidente, qui tient compte de la place de l’homme et de la nature.

La rue traditionnelle est faite avec des commerces en bas, et des habitations en haut. Sauf que souvent, ceux qui habitent là travaillent ailleurs, et ceux qui travaillent là habitent ailleurs… Il faut créer un nouveau type d’échanges. La société change et devient multiculturelles, il faut donc inventer une société avec le moins de codes possibles et assurer une transition vers des idées qui rassemblent. C’est la nature qui peut remplir ce rôle. Avant, les projets immobiliers plaçaient l’homme à un endroit, et les espaces verts à un autre. Alors que dans le projet de Brazza, il n’y a pas ces frontières.

« C’est un espace de liberté »

Beaucoup de projets de rénovations ou d’aménagements rendent la propriété difficile à la population initiale du quartier, un population souvent modeste. Comment le projet de Brazza intègre cette dimension sociale ?

Premièrement, le quartier de Brazza introduit la notion du volume capable. C’est à dire qu’on achète un 50 m2 et on peut le transformer en 100 m2. Donc on achète un potentiel. On est libre de l’exploiter, c’est un espace de liberté.

De part la configuration de ces volumes, le promoteur ne peut pas les diviser en deux et exploiter deux lots. Alors que l’habitant oui. Il peut envisager deux niveaux avec une hauteur de 5 m et créer un espace pour loger une famille.

Deuxièmement, ces volumes permettent d’accueillir aussi des artisans, ou des activités professionnelles, ce qui va forcément créer une mixité sociale, un mélange de classes culturelles et de classes sociales… Quand on met l’homme au centre d’un projet urbain, il n’y a pas un type d’hommes, il y a tous les types d’hommes.

Par ailleurs la mairie a voulu un quartier accessible et a fait en sorte que les prix soient contrôlables. La sauvegarde de la Halle Soferti par exemple est une volonté de ne pas rendre marchand tous les terrains.

Quelle est l’implication des architectes bordelais dans ce projet ?

Beaucoup de projets retenus appartiennent à des architectes bordelais et les lauréats seront bientôt connus. Je laisse à la mairie la priorité de l’annoncer, je ne peux donc rien vous dire. En tout cas, je peux dire que plus de la moitié des projets retenus sont bordelais.

Nous n’avions pas le souci de prendre des Bordelais à tout prix, ils ont tout simplement bien négocié le projet. Ils ont compris les problématiques. Beaucoup ont pris en considération la hauteur de la ville, ce qui est l’ADN de Bordeaux. Beaucoup ont envisagé les habitations loin des nuisances industrielles, ce qui est signe d’une bonne connaissance de la ville.

Un des projets retenus était défendu avec cette idée : Faire un quartier vivant, on a donc mis le vivant au centre du projet, la nature et l’homme.

Vous serez aussi commissaire de la biennale d’Agora où, dans le cadre de la notion d’espace public, vous faites une corrélation entre Bordeaux et d’autres villes, comme Beyrouth d’où vous êtes originaire. On a du mal à saisir le parallèle !

C’est une réflexion sur l’espace public. Donc on confronte plusieurs notions puisque les espaces publics ne se ressemblent pas selon les pays et leurs cultures. Aux États-Unis par exemple, un centre commercial est un espace public, et non pas en France. Tout dépend de la densité, de la congestion et de la possibilité de l’échange.

Beyrouth est une ville construite en grande partie par des initiatives privées. Il n’y a pas eu un cadre collectif à part celui de la société Solidaire après la guerre. Donc, l’individu a façonné la cité contrairement à l’occident où on dessine d’abord la ville et on y met l’individu après. C’est donc tout l’inverse, et ce n’est pas pour autant un modèle. L’espace public est un équilibre : si on donne trop de liberté, c’est l’anarchie ; si on est trop rigide, l’individu n’a plus de place.

Tokyo est l’exemple même des interstices. Dans une société capitaliste et de grande consommation, il y a toujours, entre deux immeubles, 5 mètres où un fleuriste ou un vendeur de soupe s’installe. Par la force naturelle des choses, l’homme est réintroduit dans la modernité pour humaniser une ville. Ce n’est plus un espace public, c’est un espace de débordement.

Scopje est une ville où l’espace public doit être symbolique pour faire référence à l’histoire. Dans des espaces réduits, des petits périmètres, on érige de nombreuses statues et on construit des monuments. C’est une ville pauvre à la recherche d’un statut plus important, un statut de capitale monumentale.

Ouagadougou est une ville où l’intime peut accaparer l’extérieur. Un habitant peut mettre sa télé sur le trottoir et inviter ses voisins pour voir un match ou un film. L’extérieur devient un lieu intime. La vie urbaine aujourd’hui est mêlée à l’intime avec une importante porosité. En occident, la ligne entre le public et l’intime est définie et la marge ne se négocie pas.

Mexico est un espace informel. Il suffit d’un marché pour créer une intensité qui arrive à échapper aux règles conditionnées et voulue par la société.

Et Bordeaux ?

Bordeaux est un sixième exemple. C’est une ville qui mute grâce à ses nouveaux moyens de transports, comme le tram, le Batcub… La ville s’est étalée, s’est agrandie. C’est le cas parfait d’une ville qui croît grâce à la mobilité et qui prouve que celle-ci est importante dans l’espace public.


#agora

Activez les notifications pour être alerté des nouveaux articles publiés en lien avec ce sujet.

Voir tous les articles
Partager
Plus d'options