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Le jour où le fils d’un négrier bordelais a dénoncé l’esclavage

Il y a 226 ans, un discours dénonçant la traite des Noirs amorce l’abolition de l’esclavage en France. Il est prononcé à Bordeaux, le 26 août 1788, par André-Daniel Laffon de Ladebat, fils d’un négrier bordelais.

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Le jour où le fils d’un négrier bordelais a dénoncé l’esclavage

"L'Abolition de l'esclavage dans les colonies françaises en 1848" (détail) par François-Auguste Biard, 1848 (DR).
« L’Abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848 » (détail) par François-Auguste Biard, 1848 (DR).

« C’est un crime public que j’attaque… dont l’Europe s’est rendue coupable. Six millions de nègres portent de nos jours les chaînes des nations de l’Europe. »

Le discours d'André-Daniel Laffon de Ladebat (Wikipedia)
Le discours d’André-Daniel Laffon de Ladebat (Wikipedia)

C’est ainsi que débute le « Discours sur la nécessité et les moyens de détruire l’esclavage dans les colonies » que prononce le 26 août 1788, devant l’Académie Royale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux, André-Daniel Laffon de Ladebat (ADLL) qui se qualifie de « fils d’un marchand de nègres ».

Un discours qui fait sensation

Il y décrit les faits incriminés : « des esclaves que l’on arrache à leur patrie, chargés de chaînes pour augmenter nos richesses… (en tuant) des millions d’hommes qui défendaient leur liberté… liens de la nature brisés, sentiments outragés et cruautés réunies… Nous avons dépeuplé et avili l’Afrique. »

Il rappelle ensuite que la liberté, est un droit fondamental :

« Le pacte social est détruit par l’homme qu’on enchaîne. La possession libre et exclusive de nous-mêmes… est notre premier droit ; il est inaliénable et sacré… », et insiste sur les considérations politiques et économiques : « Il est temps d’obéir à une révolution que la nature prépare d’elle-même… du fait des coûts d’exploitation croissants (rareté, prix et mortalité des esclaves)… le travail des esclaves n’est jamais aussi productif que celui de l’homme libre ».

Il finit en proposant d’abolir l’esclavage par degrés successifs : « Préparons la liberté qu’on doit leur donner. »

Une partie de l’auditoire est médusée même si la traite fait débat. Comment cet homme de 42 ans, fils d’un des plus grands armateurs négriers de la ville ose-t-il s’élever contre un commerce qui a fait la fortune de sa famille et d’une partie de l’auditoire ?

À la fin du discours le silence se fait, puis soudain, les applaudissements fusent et couvrent les commentaires. Ce discours va faire partout sensation. Lu à L’Assemblée législative, il appartiendra à la liste des ouvrages dont la lecture est recommandée. Sa force, sa singularité, où se lisent l’influence de Montesquieu, d’Adam Smith, de Clarkson, va avoir une grande influence sur le milieu des Girondins, pourtant très lié à l’horizon du négoce, qui va être promu à la représentation nationale et prendra une position abolitionniste.

Une famille de négociants protestants

ADLL est né en 1746, dans une famille de la bourgeoisie bordelaise protestante, originaire du Tarn, où la fortune s’est construite dans le négoce du vin, la banque, l’armement naval et la traite négrière. Fortune récente car la famille Laffon a dû s’exiler aux Provinces Unies en 1685 à la suite de la révocation de l’Édit de Nantes.

C’est son grand-père, profitant du boom commercial si rapide de Bordeaux, de sa tolérance pour les « proscrits pour leur foi », qui est venu en 1740 créer une affaire de négoce et d’exportation de vin. Il appartient à cette vague d’immigrants des années 1730-40 dont les plus habiles vont bâtir une fortune marchande en moins d’une génération et aussi à ce groupe de l’Albigeois avec les Bonnafé et les Nairac, souvent liés entre eux (il a épousé une fille Nairac à Amsterdam), qui vont devenir les figures de proue du grand négoce.

Son fils, Jacques-Alexandre, le père d’ADLL, investit dès 1755 directement dans l’armement naval en droiture pour l’approvisionnement en vivres des colonies et, à partir de 1764, dans la traite négrière. Pendant les guerres des 7 ans et d’Amérique, il arme aussi des navires corsaires. Ce qui lui vaut d’être anobli en 1773 par Louis XV pour service rendu « à l’état et au commerce ».

En 1760, ADLL part de Bordeaux pour les Provinces Unies et l’université de Franeker dans la Frise hollandaise. Comme le font la majorité des fils d’armateurs ou de commissionnaires bordelais, il va compléter sa formation et « acquérir des connaissances (notamment commerciale et financière), se faire des relations avec les négociants des villes de commerce ». Il y côtoie les Nairac à Amsterdam et les correspondants de son père à Utrecht et Rotterdam.

Acteur culturel et homme de rigueur

La découverte du contexte républicain du pays contribue sans doute à développer ses conceptions politiques libérales. Un stage chez un négociant anglais de Londres, correspondant de la famille, parfait sa formation. Quand il rentre en France en 1763, son père le désigne comme son successeur à Bordeaux, alors que son frère est envoyé à Saint-Domingue pour y créer une plantation sucrière.

Mais, après s’être initié aux affaires d’armement naval de son père, et en désaccord avec lui sur la traite négrière, il décide de se consacrer à la création et au développement d’une ferme expérimentale à Pessac pour le défrichement et la mise en culture des landes de Bordeaux. Dans le même temps, ADLL participe aussi à l’essor intellectuel de la ville : il devient correspondant de la Société royale d’agriculture et membre des deux académies bordelaises dont celle des Sciences, Belles-Lettres et Arts.

Cette académie est un vrai pôle d’attraction qui connaît un rayonnement international. Ses membres, « gentilshommes, savants et mécènes », appartiennent majoritairement au Parlement et au patriciat urbain traditionnel.

ADLL devient aussi membre du Musée de Bordeaux, né en 1783, qui fait la part belle au monde du négoce en pleine expansion, où la richesse doublée de la connaissance du monde est devenu l’apanage d’un milieu. On y prend des cours de langues et on y trouve des gazettes européennes.

ADLL, l’homme qui porte la contestation se situe donc au carrefour de divers cercles (Académie, noblesse libérale, noblesse protestante, armateur et financier). Il a pour lui l’expertise et l’autorité d’un homme aussi rigoureux en économie qu’en morale.

Le contexte bordelais

A la veille de la révolution, Bordeaux est à l’apogée de sa puissance. En 1787, le voyageur Arthur Young écrit :

« Malgré tout ce que j’avais entendu dire et lu sur le commerce, la richesse, la magnificence de cette ville, mon attente fut grandement surpassée. La ville connaît une prospérité incroyable… Partout de nouvelles rues, d’autres tracées et à moitié bâties… qui ne remontent pas à plus de 5 ans. »

A quoi fait écho l’historien Camille Jullian :

« Je ne crois pas qu’une ville française ait jamais vu un tel ruissellement d’or. »

Ville de passage, cosmopolite et ouverte à une incessante activité, elle affiche une richesse insolente : 3e ville du royaume avec ses 120 000 habitants, derrière Lyon et Paris, un des 10 plus importants ports mondiaux et le 1er port colonial français.

La ville des Lumières connait un essor sans précèdent grâce aux richesses accumulées dans son commerce colonial et européen. De 1720 à 1787, son trafic maritime de Bordeaux a doublé et sa valeur d’échanges a été multipliée par 18. Par sa situation à l’entrée d’une province où l’agriculture et l’industrie trouvent dans les marchés antillais leurs meilleurs débouchés, Bordeaux profite d’une véritable rente de situation.

Ce sont 250 bateaux qui partent en droiture aux Antilles en 1788, (4 bateaux français sur 10). En retour, la vogue des boissons exotiques, les goûts de luxe dans le mobilier et la parure conduisent à recevoir toujours plus de navires des îles pour vendre à La France et surtout à l’Europe.

Bordeaux est le grand marché de l’Europe du Nord : sucre , café, indigo, coton, acajou… 4215 navires sur la période 1785-1790 partent vers l’étranger, essentiellement vers l’Europe du Nord.

André-Daniel Laffon de Ladebat (Wikipedia)
André-Daniel Laffon de Ladebat (Wikipedia)

Le développement colonial de Bordeaux

ADLL s’attaque à un secteur dont l’historien Eric Saugera écrit que sur un siècle et demi (dernier tiers 17e -1er tiers 19e), ce sont « des dizaines de milliers d’armateurs, investisseurs, marchands, marins, artisans, fabricants bordelais qui ont participé à la préparation d’environ 500 expéditions négrières et enlevé à l’Afrique entre 130 et 15000 de de ses habitants », essentiellement de Guinée, du golfe de Guinée, de l’Angola et du Mozambique (avec un taux de mortalité de 10-20% en moyenne des captifs pendant la traversée).

Le commerce négrier n’a pas hissé en tant que tel Bordeaux au rang de 1er port français, ni bâti la fortune de ses armateurs. Mais c’est l’introduction de la main d’œuvre servile aux colonies qui permet de démarrer et nourrir le développement colonial de la ville. La traite bordelaise est particulièrement liée à l’essor productif de Saint-Domingue, rendu possible en augmentant le nombre de plantations, donc d’esclaves.

A la veille de la grande révolte de 1791, il y a à Saint-Domingue un demi million d’esclaves. Bordeaux détient un quasi-monopole sur l’approvisionnement de l’Ile et apporte aux planteurs les comestibles (denrées de bouche, farines, vins, viandes salées, huile d’olive) et les marchandises dites sèches (biens d’équipements et textiles de luxe).

L’esclavage dans le quotidien des Bordelais

En 1788, Bordeaux, qui a fait une entrée tardive dans la traite (ses négociants ne commencent à armer régulièrement pour l’Afrique que dans les années 1730), dispute à Nantes la place de 1er port négrier. De 1783 à 1792 (fin de la guerre d’Amérique jusqu’à la Révolution), 262 navires sont armés.

La part du trafic négrier est passée en 60 ans de 5% à 12% dans la totalité des armements coloniaux. Aucun armateur bordelais ne se consacre toutefois qu’à la traite. La majorité des expéditions sont le fait de négociants qui n’arment pour l’Afrique qu’une ou deux fois, et dont l’essentiel des activités repose sur d’autres secteurs. Seules quelques maisons de négoce arment systématiquement pour la traite (3,7 % des 186 armateurs qui y participent représentent plus d’1/5 du trafic total), dont la famille Nairac sur un demi siècle.

Mais ces armateurs font figure d’exception. Le coût est élevé (50% plus cher qu’un navire en droiture) et risqué. Ces expéditions sont d’ailleurs souvent financées en collectant une partie des capitaux nécessaires par la vente d’actions dans les places financières européennes. De même, les capitaines, qui doivent, en dehors de leurs compétences nautiques, traiter avec les chefs indigènes, assurer la sécurité du transport puis négocier la vente à destination et conclure un chargement de retour, sont en minorité des « spécialistes » de la traite. 1 sur 2 ne commandent qu’une expédition.

L’existence même de l’esclavage dont ADLL demande l’abolition fait aussi partie de la perception quotidienne des Bordelais. Dans le Bordeaux de 1788 vivent des Noirs et des mulâtres, arrivés en métropole en provenance des Antilles. Le recensement de 1777 fait état de 208 esclaves et 94 Noirs libres à Bordeaux. Il s’agit avant tout de domestiques, d’apprentis en formation, d’enfants illégitimes de colons venus en France pour leur éducation.

Une fin de vie agitée

ADLL continuera son combat avec constance jusqu’à la fin de sa vie. Il est désigné par le Tiers aux états Généraux de 1789 mais comme il refuse de représenter la noblesse de son département, il est invalidé. Il propose néanmoins une « déclaration des droits de l’homme » dont l’article 1er proclame la liberté comme premier des droits. Il est élu député en 1791 à l’Assemblée Législative, devient Président du Conseil des Anciens sous le Directoire.

Déporté sans jugement en Guyane, à la suite du coup d’Etat du 18 fructidor an V (1797), il est gracié en 1800.

Elu au Sénat conservateur, il n’y est jamais admis. Il s’occupe alors d’institutions philanthropiques et devient membre du « Comité pour l’abolition de la traite des noirs et de l’esclavage ».

ADLL meurt le 14 octobre 1829 à près de 83 ans. Dans l’hommage que lui rendent les membres de l’Institut, il est dit qu’il « a traversé avec honneur les plus violents orages de la révolution, après s’y être concilié, par la constance et la sagesse de ses principes, par la fermeté et la modération de ses convictions, l’estime de tous les partis » et qu’il n’a obtenu « du pouvoir, ni fonctions, ni dignités, ni distinctions… Ce fut un homme de bien, un homme fort, dévoué aux intérêts de son pays et de l’humanité ».

Bordeaux, 1789, plaque tournante du commerce. Survolez la carte avec la souris pour découvrir les légendes (cartographie de l’auteur).

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#André-Daniel Laffon de Ladebat

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