« Chef, tu ne peux pas rester là ! » lance un ouvrier. Derrière le grillage, l’homme à l’imposante moustache, au casque orange sur la tête et à l’accent portugais s’adresse à un jeune du quartier qui vient de garer sa voiture le long des travaux. Le jeune homme négocie, mais déjà un camion est bloqué. Coup de klaxon. Il faut bouger. Dernières manœuvres d’un quartier en travaux.
Ce samedi, la place Saint-Michel va connaître une sorte d’inauguration (non officielle). Le festival Novart s’y installe pour la soirée avec un « Bal Moderne » suivi d’un DJ set. Les organisateurs promettent « une ambiance moins conventionnelle que celle d’un cours de danse, mais plus décontractée que celle d’une discothèque branchée ». Autrement dit l’occasion de danser trois mouvements de hip-hop qu’importe son âge, qu’importe son niveau.
Tiens, il n’y a plus de boudins
Mais les habitants commencent déjà à reprendre leurs droits dans ce nouveau décor. La place Meynard est accessible. Les parapets en forme de boudins ont disparu. Des bancs sont apparus. Les pavés ont changé. Le sourire rayonne sur le visage d’Harkat, vieil habitant de la rue Camille Sauvageau :
« Ça fait du bien ! Les travaux sont bien faits ! C’est très très propre. Les bancs me permettent de m’arrêter, c’est mieux que ce qu’il y avait avant. »
Hélène, 25 ans, travaille avec le milieu étudiant et n’est pas emballée par le nouveau visage de la place :
« Je la préférais avant. Les pavés étaient plus jolis, les lampadaires plus beaux. Il a fallu un temps fou juste pour aplatir le sol. Il n’y a pas franchement d’arbres en plus. Avec la fin des travaux, je guette les kebabs, les salons de thé à la menthe. Durant les travaux, c’était difficile pour s’y rendre. J’y allais en soutien. Pour le moment, ils sont encore là mais on sait que les effets se verront à long terme. »
Installée sur un banc, au soleil, Myriam garde un œil sur sa poussette. Cigarette à la main, cette mère de deux enfants habite la rue des Faures. Elle fait la moue :
« C’est devenu dangereux pour les enfants. C’est plus plat qu’avant et ça c’est très bien mais les enfants ne peuvent plus faire la différence entre la partie piétonne et la route. Les boudins amenaient cette sécurité. »
Encore cinq mois de travaux
Cette riveraine se réjouit en revanche de la fin prochaine des travaux :
« Ça a été très dur pour les habitants de la place. C’était devenu difficile avec une poussette ou des courses. Il y avait du stress à cause du bruit. »
Ménager les habitants n’aura pas été chose aisée pour Anne Durepaire-Dorgueilh. La conducteur de l’opération compte le temps qui lui reste pour terminer les travaux, dont le budget s’élevait à 15 millions d’euros (60% financés par la Cub, 40% par la Ville de Bordeaux).
« En cinq mois, nous devons encore faire la rue Clare, la place Maucaillou, son articulation avec la rue des Menuts, la rue des Faures et la place Duburg. Le délai de mai 2015 sera respecté comme prévu. »
Une quarantaine d’ouvriers s’activent donc encore dans le quartier. Ce jeudi, deux d’entre eux sont rejoints par une ribambelle d’enfants. Tous sont membres de l’école maternelle des Menuts. Avec l’aide des jardiniers, ils plantent quelques arbres au pied de la Flèche.
« C’est un symbole, estime Anne Durepaire-Dorgueilh. C’est la première plantation que nous faisons, c’est important de le faire à ce moment. Il y en aura jusqu’en mai prochain. C’est un complément indispensable des travaux. »
En tout, sur les places Meynard, Canteloup et Maucaillou, 23 arbres – hêtres de Persevont, camelia du Japon, tilleuls argentés – vont rejoindre les sept déjà présents. Des arbres qui cachent la forêt ? Hélène le craint. Installée à Bordeaux depuis 2009, elle voit arriver les travaux au pied de son appartement près des Capucins :
« Ce qui m’inquiète c’est pourquoi ces travaux sont faits ? On veut faire un nouveau Saint-Pierre ? Je ne veux pas être adepte du c’était mieux avant, mais j’espère que les gens auront plus de force que les pouvoirs en place. »
Gentrification ? « Boboïsation » ? Les mots font peur et résonnent dans les têtes des habitants. Yacine, lui, en fait fi. Derrière le comptoir de son Café de la Fraternité, il se revendique comme le plus ancien des commerçants de la place avec 21 ans de présence. Les travaux donnent plus d’espace à sa terrasse. Elle ne se fera plus grignoter par le marché.
« Le quartier c’était la poubelle de Bordeaux. Maintenant c’est bien. Après si la mairie rénove, ce n’est pas pour nous, mais c’est pour les touristes. »
Le quartier conserve son « bangwé »
Durant l’été, ce fils d’Algérien et de Basque a vu plus de visiteurs, comme d’ailleurs tout Bordeaux. Le barman regarde surtout l’évolution de la délinquance dans son quartier. Du coin de l’œil, il surveille le passage des dealers.
« Ils ont été chassés de tous les autres quartiers de Bordeaux, de la gare, de Lormont, et ils arrivent ici ! On entend que les travaux ont gêné, mais je ne connais pas un citoyen qui ne veut pas que sa ville soit nettoyée. Ça ne me gêne pas que mes impôts servent à ça. Je préfère avoir des trous que des délinquants. »
Ahmad Almorone sillonne le quartier depuis bientôt 40 ans. Arrivé de Madagascar, ce quinquagénaire originaire des Comores vit à Saint-Michel depuis la fin des années 1980. Pour lui, cette place se définit surtout par son « bangwé », expression comorienne pour décrire les « espaces où les gens se croisent, discutent, échangent, jouent aux cartes, écoutent de la musique… Cette place me fait penser à ça, à ce que j’ai connu à Madagascar. » Un esprit qui a son sens ne peut pas disparaitre, malgré les changements démographiques.
« Compte tenu de leur revenu, beaucoup de mes amis africains, et de mes voisins, sont partis dans des zones périphériques de Bordeaux, à Bassens, à Langon. Même si je ne pense pas qu’il y a une volonté d’exclure, c’est une lutte sociale. »
Ses lieux, ses anecdotes, ses souvenirs ont été captés par le micro de Marc Pichelin. L’artiste, avec l’association Chahuts, propose ainsi trois promenades sonores qui content le quartier (voir encadré). A l’image des habitants, une idée forte trotte surtout dans la tête d’Ahmad :
« Ce qui me manque, c’est le marché. J’espère que les gens pourront y circuler librement. »
Ca tombe bien : après s’être déplacés sur les quais durant les travaux, les brocanteurs, vendeurs de vêtements et maraichers seront de retour sur la place le 6 décembre. Le marché sera ouvert tous les jours. « J’espère que la vie va reprendre », sourit Ahmad.
Aller plus loin
Le site de Novart : le Bal fait sa Rêvolution, place Saint-Michel, samedi 22 novembre de 19h à minuit avec Bal Morderne par la Compagnie Rêvolution suivi de DJ Solo. Gratuit.
Sur Rue89 Bordeaux : Saint-Michel bascule-t-il bobo ?
Le projet de réhabilitation du quartier Saint-Michel sur le site bordeaux.fr
Chargement des commentaires…