Utilisation d’entreprises prestataires, payement effectué à la tâche au mépris du droit du travail, harcèlement moral, voire discrimination raciale, telles sont les pratiques que dénoncent les syndicats de l’hôtellerie, et que subissent les femmes de chambre. Un métier particulièrement pénible comme l’indique un rapport de l’Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS) de 2012.
Course au rendement
Un métier ou les employés, principalement des femmes, sont exposées à des troubles musculosquelettiques importants. Une femme de chambre du Grand Hôtel, a accepté de témoigner sur son quotidien.
Julia (le nom a été modifié) est une personne frêle, son débit rapide, quand elle nous raconte son expérience dans le palace bordelais, son métier d’une grande pénibilité, effectué en situation de stress permanent ; et une course au rendement constante.
Le Grand Hôtel de Bordeaux n’emploie pas directement ses femmes de chambre et fait appel à un prestataire extérieur la société Eure(K), dont la DRH de l’hôtel nous fait une description élogieuse :
« Nous avons choisi la société Eure(K) pour son expertise reconnue depuis de nombreuses années ainsi que pour ses valeurs humaines. »
Payées à la tâche ?
Une description que ne partage pas Julia. L’un des principaux griefs à l’encontre de l’entreprise concerne les modalités de rémunération. L’article 6 du contrat de travail de l’entreprise Eure(K) stipule exactement ceci :
« Compte tenu de la pénibilité du travail, vous aurez la possibilité de prendre un temps de pause dès que vous en ressentirez le besoin après accord de votre responsable de site, dans un délai légal de 20 minutes pour 6h de travail, à la cafétéria, vestiaire, zone fumeurs, etc., mis à la disposition par le client « Grand-Hôtel de Bordeaux ». »
Compte tenu de l’impossibilité de surveiller tous les membres du personnel dans la prise ou non de cette pause, le calcul journalier du temps réellement travaillé se fera par rapport au nombre de chambres effectuées et en regard de la cadence normale de travail déterminée par Eure(K). A savoir 1 heure pour une chambre normale ou de luxe, 1,5 heure pour une suite, 3 heures pour une suite royale, 7,5 heures pour les couvertures.
Présenté ainsi, cela ressemble à une rémunération à la tâche, ce que le droit du travail n’autorise pas. Dans le cadre de ce contrat, qu’arrive-t-il lorsque l’employé ne tient pas cette cadence ?
Les fiches horaires jointes au bulletin de salaire de Julia indiquent tout simplement que le temps supplémentaire passé dans les chambres n’est pas pris en compte. Pour le mois d’août dernier, on constate une différence de plus de 30% entre le temps pris en compte dans la rémunération effective, et la rémunération réelle de Julia. Ce qui veut donc concrètement dire que les employées sont payées à la tâche.
Cadences impossibles, pressions diverses
La raison ? Des cadences impossibles à tenir. Pour Julia, il lui fallait en moyenne une heure vingt pour une chambre normale. La majorité des employées nous indiquent qu’elles n’arrivent pas à respecter ces délais, avec entre deux et trois heures non comptabilisées chaque jour pour les plus récentes recrues, et une heure pour les plus anciennes.
Et pour les suites, ça se complique. Par exemple, les suites familiales équivalent à deux chambres normales, mais elles doivent être faites en 1 heure 30…
En sus de ces contraintes, Julie fait état des pressions qu’elle subit. Pressions pour tenir la cadence, aller vite, toujours plus vite. La pause déjeuner n’est que rarement prise par les femmes de chambre, comme nous l’a confirmé un employé du Grand-Hôtel.
La menace insidieuse est de laisser la femme de chambre voulant prendre sa pause sans chambre au retour, et donc à attendre le bon vouloir de sa responsable – elle aussi de l’entreprise prestataire – pour avoir une chambre, et donc être payée.
« On ne vit que pour l’hôtel, on n’a pas de vie sociale, pas de mec, rien… »
Les responsables savent aussi ménager les plus anciennes en leur confiant plus souvent les recouches – lorsque le client revient le soir – avec des contraintes moindres, notamment ne pas avoir à changer les draps tous les jours, et donc des délais plus faciles à tenir.
La grille horaire établie par la société Eure(K) ne prend pas en compte ce distinguo, comme elle ne prend pas en compte la possibilité que le client revienne pendant le ménage, et retarde d’autant le travail.
Cependant les recouches ce n’est pas forcément la garantie de facilité, comme le montre l’incident qu’à connu Julie en juin dernier :
« Un soir, alors que je nettoyais une chambre, le client est rentré, manifestement ivre et est allé vomir, sans se rendre compte de ma présence. La chambre était presque finie, et j’ai dû m’éclipser, trouver une chambre, le temps que le client en finisse. Quand je suis revenu, le lit était défait, et le client avait souillé salle de bain, et cuvette. Ce temps supplémentaire ne m’a pas été comptabilisé. »
C’est aussi des changements d’horaires qu’elles subissent, et qui peuvent intervenir le jour même : on rappelle la femme de ménage pour travailler le soir, ou on annule son service. « On ne vit que pour l’hôtel, on n’a pas de vie sociale, pas de mec, rien… », juge, fataliste, une collègue de Julia.
D’autres abus relatifs au temps de travail ont été notés par Julia, comme le briefing matinal d’un quart d’heure non comptabilisé et le temps à attendre que les chambres se libèrent, non pris en compte.
Pas de chariots pour la manutention
Alors que le rapport de l’INRS stipule la nécessité d’avoir un chariot dans un hôtel, les femmes de chambre n’en disposent pas, ce qui a été confirmé par la direction des ressources humaines du palace.
Eu égard à la disposition des couloirs, et la présence d’escaliers au milieu, il est considéré comme impossible de disposer de cet outil, qui est en revanche utilisé par le room service.
La DRH du Grand-Hôtel nous a indiqué que la présence de lingerie à chaque étage rendait le chariot superflu.
Or, selon Julia, les contraintes horaires, l’insistance à accélérer les cadences entraînent les femmes de ménage à porter produits d’entretien, linge sale ou mouillé, aspirateur, en un seul voyage.
Là où les recommandations préconisent des chariots adaptés, ainsi que des bacs spéciaux pour la manutention des produits d’entretien, les femmes de chambre du Grand Hôtel de Bordeaux n’ont pas cette chance, et doivent utiliser avec de simple gants en latex court.
Dénégations du Grand-Hôtel et de son prestataire
La version de Julia est niée par Alain Leroy, responsable de la société Eure(K), joint par téléphone :
« Je suis présent à l’hôtel trois à quatre jours par semaine, et j’ai d’excellents rapports avec les femmes de chambre. Je suis convaincu que des personnes bien traitées travaillent mieux. Nos employées étrangères connaissent vraiment bien le droit du travail, vous seriez surpris. Elles sont bien conseillées et suivies par des avocats, et viennent avec des interprètes lorsqu’elles signent leur contrat.
Mes employées ne dépassent pas les horaires indiqués, et je fais très attention au temps qu’elles passent. On est dans un pays démocratique, aussi je pense qu’elles ne resteraient pas dans l’entreprise si elles n’étaient pas satisfaites. »
Celui-ci nous a en outre indiqué que les documents relatifs à la rémunération mis à notre disposition étaient forcément trafiqués.
Pauline Devert, directrice des ressources humaines du Grand-Hôtel, est en phase avec son prestataire, et a souhaité nous apporter des précisions sur le management des femmes de chambre :
« Nous n’avons à ce jour jamais eu de plaintes de la part des femmes de chambre de la société Eure(K). Pour preuve nous pouvons acter d’une grande fidélité de son personnel doublée d’une compétence avérée en son domaine. Le contrat qui nous lie reprend les dispositions légales en vigueur.
Les femmes de chambre sont encadrées et supervisées sur site par une Coordinatrice Planificatrice, également salariée de la société Eure(K), garante du respect de la législation du droit du travail aussi bien au niveau de la sécurité que du temps de travail.
La productivité demandée aux femmes de chambre est appréciée de manière réaliste ainsi que dans le respect des conditions légales de travail et de la personne humaine. »
Reste que la situation de ces employées semble connue. Lorsque, pendant notre enquête, nous avons essayé de joindre la direction et expliqué la raison de notre appel au standard, la personne que nous avions en ligne n’a pu s’empêcher de s’exclamer : « Enfin, elles se décident à agir ! »
La CGT dénonce la sous-traitance
La secrétaire générale de la CGT Gironde Corinne Versigny rit (jaune) de l’état des lieux fait par la direction et son prestataire. Elle connaît bien le sujet, pour avoir été informée d’abus au sein du Grand-Hôtel, succédanés de problèmes déjà survenus par le passé.
En 2009, le syndicat avait organisé une manifestation devant le Grand-Hôtel et avait mobilisé les employés sur leurs conditions de travail. La situation s’était provisoirement améliorée, avant que petit à petit elle ne se dégrade à nouveau.
Aujourd’hui au sein du Grand-Hôtel, il n’y a pas de délégation syndicale, et la CGT n’y compte qu’un seul membre. Corinne Versigny dénonce le recours à de la sous-traitance depuis 2009 :
« C’est un moyen de se défausser pour la direction du Grand-Hôtel, alors que la prestation leur coûte plus cher. En faisant cela ils s’éloignent des problèmes du personnel.
Pourtant ils ont tout de même une responsabilité sociale. C’est notamment à l’hôtel que revient la responsabilité du Comité d’Hygiène de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT). Ils ne peuvent s’en défaire sur la sous-traitance. »
La CGT avait mené une action sur ce domaine au sein de l’hôpital Bagatelle, où l’établissement emploie des sous-traitants, et ne prenait pas ses responsabilités au sein du CHSCT.
Dépasser le silence pour agir
Au Grand-Hôtel, la CGT Gironde réfléchit à des moyens d’actions collectives et devant les prud’hommes.
« Il est intolérable qu’une telle situation perdure dans un établissement ou le tarif des chambres montent à 5000 €. On constate des pratiques d’un autre temps, et la direction fait en sorte que le personnel ne puisse s’organiser pour défendre ses droits.
Ils tirent les contrats vers le bas, et les salaires avec, bien aidés par la réduction des moyens de l’inspection du travail. Sur Bordeaux Centre seulement deux inspecteurs sont en charge des différents secteurs d’activité. »
Pour beaucoup de femmes, souvent des mères célibataires immigrées, le combat est inégal. Dénoncer leurs conditions de travail représente pour elles un risque trop important. Et quand des femmes de chambre se décident à parler, il est bien difficile de faire attester des actes de harcèlement, ou des abus immatériels. Et cela pour un métier très nocif pour la santé, comme le déclarait l’une d’elle lors d’un mouvement social, au palace cinq étoiles Park Hyatt Paris-Vendôme en juin 2014 : « Quand les femmes de chambre prennent leur retraite elles sont toutes bousillées.«
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