A deux jours de la première d’Atlas, ce jeudi au Carré, les 100 Saint-Médardais – et quelques Bordelais – embarqués dans ce projet ne savent toujours pas bien ce que ça donnera sur scène à la fin. Mais ils jouent le jeu sans faillir, depuis le début des répétitions jeudi dernier.
Une seule chose est sûre : ils auront la parole. Car tel est le souhait de João Galante et Ana Borralho, deux artistes plasticiens portugais à l’origine du projet, « faire revenir le théâtre dans l’espace politique. Incarner la société mais aussi la bousculer ».
Une sculpture sociale
La structure est fixe, réglée : la scène se peuple peu à peu, du premier au centième personnage, remplissant en douceur le plateau. Chaque personne décline son identité sociale et donne à entendre une histoire, une parole urgente et nécessaire à faire entendre.
Aux artistes ensuite, de malaxer cette matière et lui donner la forme, le rythme pour que le public entende ces voix multiples.
« Je viens de la peinture, Ana de la sculpture. On est obsédés par les lignes. Cette idée de fabriquer une sculpture sociale vient de l’artiste Joseph Beuys. Avec le nombre 100, on possède un échantillon qui a une consistance, et renvoie à l’idée d’un portrait collectif. Nous faisons attention de ne pas faire une sculpture monolithique : chaque individu affiche son identité, tout en appartenant au collectif. Plastiquement, il y a un principe de masse, une accumulation, cela monte en puissance, l’espace se remplit. Et tout à coup l’équilibre se fait entre la salle et la scène, c’est comme un miroir pour le spectateur. »
Face à nous, se présente effectivement une masse où chacun transparait dans sa singularité l’énergie du groupe. Impossible de ne pas penser aux 140 000 bordelais rassemblés dimanche, dans cette idée d’un corps collectif où chacun affiche sa différence.
« Je suis une prostituée »
Ils sont professeurs, architectes, journalistes, chimistes, femmes au foyer. Ils viennent faire entendre leur voix, écouter celle des autres, se confronter au groupe, faire face au public, les yeux dans les yeux.
La pièce impose autant de prendre la parole que de faire caisse de résonance à celle des autres, dans un chœur collectif, répétitif.
« C’est une expérience de l’ouverture, l’apprentissage de l’acceptation de l’autre, une invitation à dépasser les a priori », souligne João Galante.
Il se souvient de cette prostituée à Lisbonne, qui n’osait pas décliner son métier et qui a entendu les Atlasiens reprendre en chœur « Je suis une prostituée ». Ou de cette banquière suisse venue dire que la crise financière n’était pas de sa faute.
L’effet Charlie
Atlas, monté pour la première fois en 2011 à Lisbonne, a connu 23 étapes, 23 configurations. « La pièce évolue en fonction des gens et des contextes politiques, c’est toujours une surprise », explique João Galante.
Que les répétitions aient commencé un jeudi 8 janvier, au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo, n’a fait que renforcer l’aspect politique et libérateur de cette prise de parole.
« Jeudi matin, il y a eu beaucoup d’émotion dès le début, les gens ont eu besoin de parler de ça, se souvient Catarina Gonçalves, assistante du projet. Généralement il faut un ou deux jours pour que les participants acceptent le principe d’Atlas et se sentent à l’aise. Ici, cela s’est fait tout de suite et je pense que cela tient aux événements particuliers. »
Une catharsis collective bienvenue qui a aidé Helena Gaspar, habitante de Saint-Médard, à « passer le cap de cette semaine difficile » :
« On a dansé, on s’est fait à manger, on s’est sentis connecté à la société, aux gens, à un vrai réseau. Cela a été un grand moment de douceur quand on s’est présenté, les uns après les autres. »
Réseau social pas du tout virtuel
Sur la scène du Carré des Jalles, pendant l’échauffement qui précède les répétitions, les corps se lâchent, les contacts visuels et corporels deviennent possibles. Entre deux moments sur le plateau, on se tutoie, on rit, on prend des nouvelles. Les 100 d’Atlas forment déjà un groupe, après deux jours de répétition.
« C’est une expérience très intense, témoigne Tanguy Girardeau, chimiste bordelais. Je suis venu parce que l’idée de collectivité me plaisait. Je ne savais pas à quoi m’attendre. Mais cette semaine, je me suis rendu compte que dans ce panel de gens de 14 à 70 ans, il y avait une pensée commune, une idée commune du vivre-ensemble. Je me suis dit : “je ne suis pas tout seul”. »
Avant même que le projet se termine, les « Atlasiens » de Saint-Médard ont déjà compris que l’enjeu de la pièce tenait à leur rencontre, miraculeuse, précieuse.
« Un groupe facebook Atlas Saint-Médard a été créé ! Alors n’hésitez pas à nous rejoindre », clame à la ronde l’un d’entre eux.
Le midi, toute l’équipe de João Galante a été invitée à manger chez l’une des participantes.
Régulièrement ils reçoivent des messages de là où Atlas est passé – « A Varsovie, ils ont tous passé le Nouvel An ensemble ! » Cet incroyable réseau social, pas du tout virtuel, dessine une cartographie qui prend de l’ampleur, « un réseau de résistance » qui, au vu de l’intense tournée 2015 en France et en Espagne, compte bien s’étendre encore.
Y aller
Atlas, Ana Borralho et João Galante / Casabranca (Portugal), jeudi 15 et vendredi 16 janvier, 21h, Le Carré, Saint-Médard-en-Jalles, 9€/17€.
Navette gratuite depuis les Quinconces le jeudi 15 janvier à 18h30.
Renseignements sur le site du Carré ou au 05 57 93 18 93
Pour en savoir plus sur le projet : le site des deux metteurs en scène.
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