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« Le droit au blasphème n’est pas européen »

[+Sondage] Charlie Hebdo « c’est reparti ! », l’occasion de revenir sur le débat « Caricature, blasphème et liberté(s) d’expression » organisé en octobre par l’IJBA. Si la France ne condamne pas le blasphème, il est sanctionné chez bon nombre de nos voisins alors que la liberté d’expression est encouragée par l’Europe.

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« Le droit au blasphème n’est pas européen »

Hommage à Charlie Hebdo (photo Elya)
Hommage à Charlie Hebdo (photo Elya)

« De retour de l’étranger, on prend conscience d’une liberté d’expression qu’on a en France et qu’on ne trouve pas vraiment ailleurs », expliquait Riss, devenu directeur de Charlie Hebdo, à l’antenne de France Inter le 23 février. Et pour cause : rien qu’en Europe, la législation autour du blasphème varie du tout au tout d’un pays à l’autre.

Alain Bouldoires est maître de conférence au laboratoire Mémoire, information, communication et art de l’université de Bordeaux Montaigne. Il a participé au débat organisé par l’IJBA le 28 janvier dernier, ces propos y ont été recueillis pour éclairer les rapports qu’entretiennent les pays européens avec le blasphème.

Le chercheur travaille, entre autres, sur la liberté d’expression et les représentations identitaires en passant au crible le dispositif pénal de chaque pays européen vis à vis du délit de blasphème. Les voici rangés en quatre catégories : les pays « libéraux », les « tolérants », les « répressifs » et les « intransigeants ».

« Les pays libéraux sont les seuls qui ne considèrent pas le blasphème comme un délit et qui n’ont donc pas d’attitude répressive », précise-t-il.

La liste est bien courte : la France (depuis 1791) et la Belgique sont rejoints en 2008 par l’Angleterre, puis en 2013 par les Pays-Bas.

Un délit symbolique

Cependant, si les pays « tolérants » considèrent le blasphème comme un délit, ils ne prévoient pas pour autant de peine significative. C’est le cas du Danemark depuis 1866 :

« Après la publication des caricatures de Mahomet en 2005 par le quotidien Jyllands-Posten, sept associations musulmanes ont porté plainte pour injure, mais le journal n’a pas été condamné. »

Portugal, Luxembourg, Grèce, Allemagne… Dans le code pénal des pays que le chercheur qualifie de « répressifs » en matière de blasphème, les sanctions s’accompagnent de peines de prison d’une durée de quelques mois :

« L’Allemagne en particulier conserve des chaires universitaires réservées à l’Eglise, subventionne des associations sociales de l’Eglise. Il y a donc une influence ecclésiastique très forte dans la société, explique Alain Bouldoires. En même temps, et comme partout, on constate une désaffection profonde des pratiques religieuses. Finalement, la loi anti-blasphème reste peu appliquée. »

Quant aux pays dont le code pénal est « intransigeant », comme l’Espagne ou la Finlande, ils punissent sévèrement le blasphème par des peines de prison. Jusqu’à sept ans pour l’Irlande, qui, en 2008, réfléchissait même à la possibilité de considérer le blasphème comme un crime.

« En Italie, les textes du ministre de la justice et des affaires du culte Alfredo Rocco de la période de Mussolinienne, toujours en vigueur, sont très répressifs concernant le blasphème, même si petit à petit la société italienne s’est un peu ouvert. »

Certains films ont été censurés à leur sortie, comme Toto qui vécut deux fois ou interdits aux moins de 14 ans pour raison de blasphème, comme Le sourire de ma mère.

Alors oui, c’est vrai, de manière générale ces lois qui semblent venir d’un autre âge sont peu appliquées en Europe. Mais elles sont tout de même là, et Alain Bouldoires s’interroge :

« En Allemagne et dans d’autres pays, on a une loi qui, dit-on, est symbolique. Mais justement, si c’est symbolique, c’est que cela possède du sens, elles sont maintenues pour des raisons précises, pour appuyer l’autocensure par exemple. »

Quel que soit le pays, il reste l’obstacle de la définition :

« Depuis le Moyen-Âge, on cherche sans succès à définir les critères du blasphème, explique Alain Bouldoires. Actuellement, lors d’un délit de blasphème, les juges sont très embarrassés. Ils sont amenés à faire appel à leurs propres sentiments, leurs propres valeurs. Au fond, c’est l’ouverture à l’arbitraire. »

L’Europe et son double discours

Ainsi, chaque pays joue sa partition dans son coin. Mais qu’en dit le « chef d’orchestre » ?

« En Europe, il est difficile d’avoir un discours audible sur ces questions-là », explique le chercheur. La commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) a émis un rapport en 2008 sur les relations entre liberté d’expression et liberté de religion au sein de l’Europe. Le rapport préconise que le blasphème, en tant qu’insulte à une religion, « ne devrait pas être érigé en infraction pénale car il convient de distinguer les questions relevant de la conscience morale et celles relevant de la légalité ». Alain Bouldoires nuance :

« La cours européenne a bien entendu pour principe de défendre la liberté d’expression, mais elle renvoie souvent, quand elle est saisie, aux législations des états membres… donc au final, ce principe n’apporte pas grand chose. »

L’union européenne tient cependant un autre discours sur la scène internationale. « Elle tente de s’adapter aux polémiques internationales », justifie le chercheur que ce double jeu rend mal à l’aise. Il rappelle qu’en septembre 2012, juste après la publication des caricatures de Mahomet dans Charlie Hebdo, l’Union Européenne signait conjointement un communiqué avec l’Organisation de la Conférence Islamique, la Ligue des Etats arabes et le Président de la Commission de l’Union africaine déclarant : « Nous croyons en l’importance de respecter tous les prophètes, quelle que soit la religion à laquelle ils appartiennent ».

« Le vocabulaire est en train de changer, décrypte Alain Bouldoires. Il ne s’agit plus de parler de liberté d’expression mais de lutter contre l’intolérance, les stéréotypes négatifs, la stigmatisation, la discrimination. On assiste à un changement de paradigme avec la montée du freedom of religion or belief (liberté de religion ou de conviction). Ce changement de discours diplomatique, c’est classique : quand on ne peut pas résoudre un problème, on change le vocabulaire. »

Résultat ?

« C’est simple, le débat avance plus sur le plan politique que sur le plan juridique. »

Aller plus loin


Extrait d’un livre sur les représentations religieuses dans la publicité (en France, l’article 5 du décret de 1992 sur la déontologie publicitaire dit que la publicité ne doit contenir aucun élément de nature à choquer les convictions religieuses, philosophiques ou politiques des téléspectateurs. C’est donc une restriction qui concerne simplement l’usage marchand du blasphème comme argument publicitaire).

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