Nombreux sont ceux qui traversent les Landes regardant défiler sans cesse des pins méthodiquement alignés. Les noms des communes landaises se succèdent : Labouheyre, Lüe, Sabres, Lit-et-Mixe, Magescq… sur des lignes droites à la monotonie insolente qui imposent aux voyageurs une certaine indifférence tellement le paysage semble se répéter. Alors que 150 ans plus tôt le pays avait des airs de Far West et ses habitants étaient « les indigènes » de France.
Cette époque, un certain Simon Arnaudin, dit Félix Arnaudin, l’a gravée sur plus de 5000 plaques au collodion d’abord, et au gélatino-bromure ensuite. Né et mort au cœur de la Grande-Lande (1844-1921), il consacre, à l’approche de ses trente ans, plus de quarante ans de sa vie à photographier un pays aux larges étendues de lande et de lagunes avant que le paysage ne s’efface.
C’est la conséquence d’une loi promulguée en 1857 par Napoléon III et qui ouvre la voie à un boisement massif de pins. Les raisons sont officiellement sanitaires, mais la loi est destinée en réalité à des fins économiques et spéculatives. En un demi-siècle, la forêt landaise surgit telle qu’on l’a connaît aujourd’hui ; la plus grande forêt d’Europe plantée d’une seule essence : le pin maritime
« Lou limajeyre »
Certes, les pins gemmés et l’exploitation du bois existaient déjà, mais à très petite échelle. Félix Arnaudin s’empresse alors d’immortaliser « sa » Grande-Lande : ses paysages, ses activités agropastorales, ses habitants… Il est surnommé « lou limajeyre », l’imagier, car il préfère dire qu’il fait des images plutôt que des photographies.
Cette « Grande-Lande », Félix Arnaudin la parcourt inlassablement en quête d’images, de contes, de légendes, de chants, de proverbes, d’histoire locale et d’histoires naturelles, de croyances, d’usages, de mots de la langue gasconne… Pour enregistrer les paysages et les scènes de la vie quotidienne, Félix Arnaudin, tout en étant attaché au passé de sa région, choisit paradoxalement d’utiliser la photographie, une des inventions les plus modernes de son époque.
« L’essentiel pour lui est de tout relever, tout archiver, précise Catherine Vigneron, commissaire de l’exposition. S’il avait été un bon dessinateur, il l’aurait fait par le dessin. La photographie a été pour lui le meilleur outil. »
Arnaudin vit modestement de rentes provenant de métairies. Il se lance pourtant dans une technique couteuse qu’est la photographie. Celle-ci n’est pas pour lui une source de revenu, il n’en fait jamais commerce même si parfois le manque d’argent le limite dans cette activité.
« Dans un isolement complet, il apprit la technique grâce à ses lectures et à son abonnement aux publication de la société française de photographie, ajoute Catherine Vigneron. Il cherche toujours les dernières informations et les dernières avancées. Tout cela se faisait évidement par écrit, notamment auprès d’Alphonse Davanne, président de la Société. »
Le photographe « fou »
Le photographe landais est toujours dans la recherche de l’amélioration, tant au niveau de son matériel, de la qualité de ses prises de vue, de l’organisation de son image, des contenus de ses images que aussi de ses tirages. Mais, vivant, il ne sera jamais reconnu par ses pairs.
« C’est quelqu’un d’extrêmement timide et très solitaire, il protège son travail, confirme la commissaire de l’exposition. Il aimerait une reconnaissance mais a peur qu’on lui vole ses idées. Il projette l’édition d’un livre d’une centaine de pages qui n’a jamais vu le jour de son vivant, seulement 5 photos ont été publiées dans un recueil de chant populaire. »
Pourtant Félix Arnaudin travaille jour et nuit. Ses méthodes reflètent ce qu’il est : un homme engagé, besogneux, obsessionnel… Son attirail photographique, ses errances dans la lande et la ténacité dont il fait preuve dans l’avancement de « son grand œuvre » déconcertent ses concitoyens. Il est parfois appelé « lou péc », le « fou » en gascon.
Plonger le visiteur dans la « vastitude »
Le travail de Félix Arnaudin a déjà été exposé à plusieurs reprises, notamment au musée d’Aquitaine. Cependant l’exposition « Le guetteur mélancolique » se veut la première grande rétrospective de l’œuvre photographique de Félix Arnaudin.
Cette exposition offre à voir 260 images, dont 90 tirages originaux, extraits du fonds Arnaudin conservé par le musée d’Aquitaine qui rassemble 3235 négatifs sur verres, 2143 tirages d’époque faits par contact et 328 documents manuscrits et imprimés concernant la photographie.
Tout un monde d’avant la forêt des pins est ici dévoilé : les bergers-échassiers et leurs troupeaux, les activités agropastorales, les airials, au devant des maisons à auvent, les puits à balanciers, les parcs à animaux, les bordes, les églises…
Le photographe n’oublie pas les Landais et réalise bon nombre de portraits, souvent à la demande ou en remerciements, ce qui n’enlève rien à leur qualité et à leur puissance. Annexes à son œuvre, selon lui, ils ne lui en donnent que plus de force.
D’emblée, le visiteur de l’exposition est accueilli par de grands formats inhabituels chez Arnaudin. L’effet de surprise est renforcé par la juxtaposition de plusieurs images jusqu’à la reconstitution d’interminables panoramiques :
« Nous avons voulu plonger le visiteur dans la “vastitude” des Landes comme disait Arnaudin, explique Catherine Vigneron. Les accords parfaits des images entre elles prouve que le photographe a voulu ces montages. Plusieurs notes y font référence dans les carnets qu’il a laissés. On retrouve cet horion souvent dégagé à cette époque où il est dit que de Labouheyre, on apercevait les Pyrénées avec le pic de midi. »
« Ce n’est pas la réalité qu’on voit »
Ces agrandissements et ce travail de « montage » ont pu être réalisés grâce à l’utilisation du numérique dans le tirage des photographies pour cette exposition. Les images ont été scannées, retouchées et imprimées.
« La numérisation nous a offert un confort dans le travail d’archivage et le travail documentaire, reconnaît Catherine Vigneron. Nous avons donc obtenu un fichier de tous les documents. Ce qui nous a permis de faire une sélection plus facilement et beaucoup de comparaisons sans avoir à manipuler les plaques. »
Au delà de la consultation des images et une fois le choix effectué. Un travail important de retouche a été réalisé, la plupart des plaques ayant mal vieilli. L’interprétation et la restauration des images ont été confiées à deux photographes bordelais : Gaëlle Deleflie et Nicolas Cantin.
« Le propos de l’exposition n’est pas de dire, on a fait de beaux scans et de belles retouches, concède Nicolas Cantin. Il s’agit avant tout de montrer la qualité du travail d’Arnaudin. »
Mais parmi les puristes de la photographie, certains se posent la question des limites que l’on s’impose dans une telle restauration. Alain Béguerie, photographe bordelais qui a travaillé sur les tirages argentiques à partir des plaques d’Arnaudin regrette de retrouver « des valeurs de gris qui n’existent pas dans la nature » et affirme que « ce n’est pas la réalité qu’on voit » et « il y a des paysages qui ne paraissent pas vraisemblables ».
« On a retravaillé les images selon les notes d’Arnaudin avec des gris moelleux et reconstituer des images douces, répond Nicolas Cantin. Il ne voulait pas des images très contrastées. Nous sommes intervenus dans une relative neutralité. C’est-à-dire traiter les images en essayant de les comprendre ; tirer tout le potentiel d’un négatif en travaillant par zones, comme en argentique. Nous avons fait des choses qu’Arnaudin n’aurait pas pu faire, mais qu’il aurait aimé faire. J’ose espérer qu’il serait content. »
Malgré les indications laissées dans les carnets, à travers ses notes et ses croquis – allant même parfois jusqu’à supprimer toute une ligne de pins à l’horizon –, et malgré les différents essais de prise de vue, il était difficile de savoir quel est le résultat final, les plaques étant en vrac et pas toujours datées. Arnaudin a tiré tous ses négatifs et un quart des tirages seulement est encore bien préservé.
« Arnaudin jouait déjà avec la réalité dans ses images, ajoute Catherine Vigneron. Il met en scène d’une part, et retravaille ses négatifs d’autre part. »
Des gestes et des postures mis en scène
Les champs d’exploration photographique de Félix Arnaudin s’organisent en 4 grands centres d’intérêt : les paysages ruraux, les portraits, le bâti, les scènes de la vie quotidienne. Il en donne une représentation construite, longuement réfléchie :
« Il a le sens de l’image, il se positionne au plus juste dans l’espace et maîtrise parfaitement cadrages et lignes de force, remarque Catherine Vigneron. Il fait preuve d’une préoccupation constante pour la composition, influencé par les codes les plus classiques de la représentation picturale. »
Il accompagne ses images de notes écrites et parfois de croquis. Cahiers, feuillets manuscrits et imprimés, coupures de journaux, correspondances, livres, revues, complètent cet ensemble. On retrouve des ses carnets des notes : « 50 pas plus à gauche », « Dégager le chemin pour avoir de la profondeur dans l’image », « Mettre de la boue sur les troncs de l’arbre », « Revenir en juin pour la lumière »…
Félix Arnaudin composait ses images et demandait aux personnes de « prendre la pose ». Ses scènes de travaux saisonniers ou de vie quotidienne ont la particularité d’être une complète reconstitution du passé. Chaque prise de vue est planifiée, organisée. Ce que confirme l’analyse de ses notes de travail préparatoires, où il précise les accessoires et outils nécessaires, les positions à prendre, y joignant même des croquis faisant penser au story-board des cinéastes d’aujourd’hui.
Une reconnaissance nationale attendue
Bien qu’il s’agisse parfois de reproduire des gestes de travaux harassants et pénibles, les personnes sur les photographies n’affichent du coup aucune souffrance.
« La particularité de certaines images est qu’Arnaudin a voulu montrer tout un processus, précise Catherine Vigneron. Les gestes sont décomposés : dans sa composition des lavandières (femmes qui lavaient autrefois le linge dans un cours d’eau ou un lavoir, NDLR), on retrouve une femme qui lave le linge, une autre qui va le frotter, une qui va le rincer, une qui va l’étendre… Tout y est. Toute la chaîne opératoire d’une activité est reproduite, étape par étape, sur une même photographie. »
Ces mises en scène conférent à ses compositions toute leur intention didactique que la commissaire de l’exposition a voulu mettre en avant avec l’exposition des notes et des croquis. Arnaudin est allé jusqu’à faire retirer les tuiles d’un toit afin de laisser entrer plus de lumière pour une des rares photographies organisées en intérieur.
Au-delà d’une simple série de photographies, l’exposition dédiée à Félix Arnaudin jusqu’au 31 octobre 2015, « Le guetteur mélancolique », montre l’aspect ethnographique de son travail de collecteur. Le musée d’Aquitaine espère faire connaître Félix Arnaudin au niveau national voire international, reconnaissance que le photographe landais peine à obtenir.
Autour de l’exposition
- Le Rocher de Palmer accueille une « extension » de l’exposition des photos de Félix Arnaudin.
- « Félix Arnaudin. L’œuvre photographique. 1874 – 1921 » aux Editions Confluences, sortie avril 2015.
- L’exposition sera présentée à l’Ecomusée de Marquèze, au printemps 2016.
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