Rue89 Bordeaux : Comment expliquez-vous la multiplication des naufrages de navires de migrants en Méditerranée ?
René Otayek : Il y a une amplification, mais on en parle plus car ce sont des naufrages de grande ampleur qui se succèdent depuis quelques jours, l’avant dernier ayant couté la vie à quelques 800 personnes, pour seulement 27 survivants. Et tous les ingrédients sont réunis pour que ce flux de réfugiés ne se réduise pas dans les semaines et les mois à venir : en Libye, d’où partent nombre de ces embarcations, on assiste à une dégradation politique, une situation de chaos qui voit s’affronter des milices rivales, liées soit à Al Qaïda, soit à l’Etat islamique.
Mais ces flux migratoires existaient sous le régime libyen précédent ?
Depuis la chute du régime de Kadhafi, en 2011, il n’y a plus aucun contrôle des frontières, et pour les migrants d’Afrique subsaharienne, surtout venus d’Ethiopie, d’Erythrée ou de Somalie, tous ceux qui aspirent à fuir la guerre, la pauvreté, la famine, la Libye est perçue comme une porte d’entrée de l’Europe. Ce régime avait beaucoup de défauts, mais il donnait le sentiment de vouloir contrôler ces flux de clandestins. Du moins ceux-ci étaient instrumentalisés pour monnayer les soutiens de pays européens. Aujourd’hui, ce sont les djihadistes qui profitent de ce commerce quasiment esclavagiste, faire traverser la mer aux migrants, pour se constituer un trésor de guerre.
La France qui a participé au renversement du régime libyen est-elle selon vous en cause ?
Le constat de la responsabilité européenne, et plus précisément française et britannique, n’est plus à faire. L’intervention militaire était peut-être justifiée pour protéger les populations civiles menacées par la répression contre la rébellion libyenne. Pour autant la coalition franco-britannique n’avait pas pour mandat d’éliminer physiquement Kadhafi, et le jour d’après n’a pas été du tout anticipé. On a abattu les quelques insitutions qui existaient sans les remplacer par quoi que ce soit. Et de cet état de chaos s’exportent vers le nord des immigrants de plus en plus nombreux, et vers le sud le terrorisme international. Ce qui s’est passé au Mali ne peut pas être dissocié de la crise libyenne, même si la guerre civile avait ses dynamiques internes – fragilité de l’État, marginalisation et sous-développement du nord, que les Touaregs vivaient très mal.
Sait-on si avant de traverser la Méditerranée, les migrants sont en danger de mort ailleurs sur leur itinéraire ?
Les naufrages ne sont que la partie émergée iceberg, si je peux me permettre cette expression. La route est longue avant d’arriver sur bateaux-cercueils, et on peut imaginer que beaucoup perdent la vie, malheureusement dans le silence et à l’abri des regards des caméras. Mais ce dont on parle peu, c’est que beaucoup de migrants décident en cours de route de s’installer, en particulier dans le sud de l’Algérie, de Tunisie et du Maroc, qui deviennent des pays d’accueil, et non plus de transit. On sait par exemple que les migrants d’Afrique subsaharienne contribuent à dynamiser l’activité des villes du sud de l’Algérie. Cela doit nous conduire à modifier notre façon de voir ces migrants, que l’on observe avec des lunettes humanitaires. Or ce sont des entrepreneurs, des aventuriers au sens noble du terme, qui prennent tous les risques car ils sont à la recherche d’un avenir meilleur. Les migrants britanniques qui partaient à bord du Mayflower pour l’Amérique ne savaient pas tellement non plus où ils allaient. Ce ne sont pas les plus démunis dans leur pays, et c’est d’autant plus dramatique quant à l’état de délabrement de ceux-ci.
Que pensez-vous aujourd’hui de la réponse de l’Union européenne aux naufrages ?
C’est regrettable et assez scandaleux que l’Europe ait attendu 800 morts pour donner le sentiment de prendre le problème à bras le corps, et que l’Italie ne soit plus seule à gérer une question qui concerne l’ensemble des pays européens. En plus, la réponse purement technique ou sécuritaire qui est avancée ne tarira pas le nombre de bateaux en provenance d’Afrique du nord ou de Syrie. Sans réponse politique aux problèmes du Moyen-Orient et de Libye, on ne fera que déplacer le problème. On ne voit pas l’amorce d’une solution en Libye. Je ne dis pas que les Européens doivent imposer une solution à la place des Libyens, on a vu en Irak qu’une intervention peut générer des problèmes pires que que la situation initiale. Mais laisser pourrir la situation, c’est aggraver le problème. Ne pas être intervenus en Syrie a laissé le champ libre à Bachar El-Assad, Daesh et Al Qaïda.
Qu’espérez vous aujourd’hui ?
Il faut tirer des leçons des interventions passées et réfléchir à d’autres mécanismes pour répondre aux défis posés dans ces régions. On doit coupler les actions militaire et politique, or pour l’instant on ne voit que les premières. Il n’y a pas d’initiative forte de la part de l’Europe ou de la France apportant un début de réponse à la crise dans la Corne de l’Afrique, le Sahara ou le Moyen-Orient. On a laissé le chaos s’installer et ce qui était possible il y a deux ou quatre ans est aujourd’hui plus compliqué.
Nous devons parallèlement repenser notre politique d’accueil. Face à l’urgence des naufrages, la réponse humanitaire s’impose. Et le temps du traitement politique ne peut se traduire par le bouclage des frontières ou, comme le dit Philippot (vice président du FN), d’imiter l’Australie qui ramène manu militari dans son port d’attache tout bateau intercepté. C’est évident que la politique d’accueil est de plus en plus restrictive. Dans le domaine de la coopération universitaire, je vois bien qu’il devient de plus en plus difficile d’obtenir un visa pour des étudiants ou des enseignants qui veulent faire des études ou d’enseigner. Ils continuent à se détourner et vont vers l’Espagne, le Royaume-Uni, le Canada ; j’ai dirigé un centre d’études africaine à Sciences po, je vois que le nombre a tendance à diminuer. Les études coutent de plus en plus cher et certains consulats en Afrique font du zèle s’acharnent à mettre bâtons dans les roues.
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