Qui aurait prédit un avenir aussi emblématique au Lion bleu de Xavier Veilhan de la place Stalingrad ? Presque 10 ans plus tard, tagué, escaladé ou photographié, il fait indéniablement partie du paysage bordelais. Les flots de critique, qui n’ont pas manqué à son arrivée, semblent aujourd’hui glisser imperturbablement sur sa surface bleue piscine.
Tel est le lot de l’art dans l’espace public. Nul ne sait à l’avance si l’alchimie prendra. Mais ces œuvres offrent un regard oblique sur la ville. Continuant sur sa lancée tramway, la métropole récidive avec une nouvelle commande artistique publique qui prend pour fil rouge (marron ?) la Garonne.
Le fleuve pour liant
12 artistes ont déjà été choisis par le comité artistique animé par la directrice adjointe du musée d’art moderne national, Catherine David. Ils travaillent à imaginer des œuvres en correspondance avec le projet urbain métropolitain, d’Euratlantique aux Bassins à Flots, avec le fleuve pour liant.
Les plus prompts ont déjà rendu leur copie. Et se profilent à l’horizon 2016-2017, entre autres, Vril, une soucoupe volante géante au-dessus des Bassins à Flot, La Vase et le Sel un orgue à vapeurs sonore sur le site d’Astria, à Bègles, Killalusimeno, un film inspiré du passage du poète Hölderlin dans la région. Une seconde série sera programmée sur les années 2018-19.
« Nous avons souhaité nous démarquer des commandes publiques traditionnelles, dans lesquelles on fait rapidement appel à un artiste en lui demandant de mettre une belle sculpture au centre d’une place ou dans un espace déjà très symbolique ou très codé. De notre point de vue, le projet Garonne implique des échanges d’idées et des propositions formelles originales qui ne relèvent pas de la seule installation d’un objet ou d’une structure tridimensionnelle dans l’espace public », mentionne Catherine Michel.
Dont acte. Les deux premiers projets votés en décembre par les élus communautaires, ceux de Simohammed Fettaka et Peter Friedl, sont des films, de fiction et expérimental, dont il reste à déterminer où et comment il seront montrés au public.
Un budget global de 8 millions d’euros
Tricoté par les services de la métropole depuis avril 2012, ce programme au long cours détonne avant tout par son ampleur et son budget de 8 millions d’euros – 5 millions d’euros apportés par la métropole, probablement 3 millions par l’Etat –, dans un contexte budgétaire contraint. Surtout que le projet avait été initié sous la présidence Feltesse et a du passer l’épreuve d’une période électorale mouvementée.
« Nous étions en cogestion. La commande Garonne nous l’avons soutenue, nous avons voté les financements. Ce projet, comme le tramway ou les projets urbains, se font dans la continuité », explique Michel Duchène, vice-président de la métropole en charge de l’urbanisme et président du comité de pilotage de la commande Garonne.
Il reconnait toutefois qu’il a fallu « convaincre les élus » :
« Les convaincre des modalités de financements, et aussi dépasser les réticences par rapport à l’art contemporain qui dérange et bouscule. Mais la commande Garonne a été votée presque à l’unanimité. Il faut aussi faire accepter l’idée que c’est l’artiste qui décide de l’œuvre. Certains voudraient les modifier, les élus FN demandent un droit de regard. Mais c’est impossible, la liberté de l’artiste ne doit pas être remise en cause. »
Carte blanche aux artistes
Carte blanche est donc donnée à des artistes venus du monde entier (Autriche, Inde, Bosnie, Japon, Allemagne…), dont la plupart venaient à Bordeaux pour la première fois.
« Je suis venu deux ou trois mois depuis avril 2013. Je ne connaissais pas la ville. J’ai rencontré les premiers jours le comité artistique, des personnes de la CUB, nous avons fait des repérages dans la ville. Il était clair que je ne voulais pas quelque chose de monumental dans l’espace public. La CUB m’a dit : vous faites ce que vous voulez », se rappelle Simohammed Fettaka.
L’artiste originaire de Tanger ne s’oblige pas non plus à dire qu’il a eu un coup de foudre pour Bordeaux.
« C’est l’eau qui m’a interpellé, plus que le côté carte postale du fleuve. Hölderlin (qui inspire son film Killalusimeno, ndlr) a écrit “Dieu a créé le monde comme la mer a créé la terre, en se retirant”. Je voulais interroger cet espace vital qui a donné vie à l’humain. »
Hommage à Jacques Ellul
Chacun trouve dans le territoire, un matériau, un imaginaire à développer.
Suzanne Treister s’est étonnée que rien ne rende hommage à Bordeaux à la pensée de Jacques Ellul, et a imaginé un monument hommage, Le Puits, à deux pas des quais de la Garonne. Celui-ci fait partie du projet de l’artiste britannique (1,5 millions d’euros), qui ne s’arrête pas à ce pavillon octogonal mais construit un triptyque enjambant la Garonne. Aux Bassins à Flots, à hauteur du G2, flottera une soucoupe volante de 15 m de diamètre construite à partir d’épaves remontées du fond du fleuve – le Vril –, pendant qu’à Floirac, une bibliothèque de science-fiction trouvera sa place dans l’Observatoire spatial.
L’artiste autrichien Peter Friedl s’est, lui, accroché à une île de l’Estuaire appelée à disparaitre, Trompeloup, décor d’un film expérimental autour d’une pièce de Marivaux. Peu importe finalement que ce bout de terre soit bien loin des frontières de la métropole…
Les déchets, la Vase et le Sel
L’orgue à vapeur sonore La Vase et le Sel imaginé par Bettina Samson et ses 36 sifflets déclenchés deux fois par jour, à l’étale des marées, s’accorde lui au savoir-faire industriel de l’usine de traitement et valorisation de déchets d’Astria à Bègles, et son futur réseau de chaleur alimentant Euratlantique. L’usine est partie prenante de l’œuvre et a même mis à disposition un ingénieur dédié pour toutes les études de faisabilité.
« C’est une œuvre très complexe techniquement, souligne Frédéric Latherrade, directeur artistique et technique de Zébra 3, association artistique bordelaise qui accompagne Bettina Samson dans la réalisation. Sans l’appui d’Astria, je ne sais pas si ça aurait été possible. C’est une aide précieuse et capitale. D’un autre côté, Astria est intéressé par ce travail : c’est une manière de faire émerger ce réseau de chauffage alimenté par une énergie invisible. L’usine et l’œuvre vont faire corps. »
Pour cet habitué des commandes artistiques publiques, le projet Garonne porte une forte dimension expérimentale.
« Généralement les commandes ont un cadre plus précis. Ici, il y a vraiment le souci de confier à d’autres le soin de créer une œuvre, sans restriction d’interprétation du territoire qui les accueille. Il n’y a pas de calendrier imposé, pas d’enveloppe prédéfinie. Si les artistes ne trouvent pas, ils peuvent ne rien faire. »
Des retombées locales
Zebra 3 n’est pas le seul acteur local impliqué dans cette commande artistique. On retrouve également l’atelier d’architecture BOLD d’Eric Troussicot sur le projet Treister, ou la société de production bordelaise Dublin Films aux côtés de Simohammed Fettaka. C’est ainsi tout un éco-système culturel bordelais qui profite des retombées de la commande.
« Quand quand les détracteurs nous parlent de prix, il doivent se rendre compte que ce financement sert aussi à créer des emplois localement », soutient Michel Duchène.
David Hurst a accompagné toute la préparation et la production Killalusimeno, tourné en avril à Bordeaux, et se trouve actuellement en montage pour deux mois à Casablanca.
« Sur les 19 jours de tournage, il y a eu une équipe d’une vingtaine de techniciens locaux, une vingtaine de comédiens locaux et une centaine de figurants. La monteuse est bordelaise, et la post-production se fera à Bordeaux. »
Jeter l’éponge
Même si 350 000 euros pour un long-métrage de fiction, c’est très peu, Dublin Films a réussi à resserrer le calendrier, impliquer les équipes pour que les contraintes budgétaires s’accordent avec les velléités de l’artiste.
« C’est la première fois que nous travaillons sur une commande artistique publique. On a l’habitude de développer des films en amont puis ensuite de trouver des financements. Là, c’était l’inverse. Cela a été une expérience inédite. On a trouvé un compromis entre notre habitude d’organisation très précise et la volonté de Simohammed de ne pas trop prévoir et de laisser place à l’improvisation. »
Cette collaboration sur le fil, ne réussit pas à tous les coups. La preuve, Dublin Films qui devait aussi organiser le tournage du film de Peter Friedl en avril, a jeté l’éponge.
« Il y a eu une impossibilité de trouver un accord sur la manière de travailler avec cet artiste », résume, lapidaire, David Hurst.
Le projet est toujours en phase de discussion alors que les financements – 310 000€ – ont été votés dès le mois de décembre par les élus et qu’un calendrier était arrêté. A la métropole, on convient d’un « projet difficile », tout en gardant bon espoir que le projet soit rendu en temps et en heure. En décembre 2015.
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