Dynamiser les rapports humains du cours de l’Argonne à Bordeaux à travers une œuvre du peintre suisse Felice Varini, déplacer les questions politiques des « afriques » par le biais de l’art sur des terrains où croît le Front national, inviter un artiste à des pratiques éducatives et culturelles au sein des écoles… des structures associatives œuvrent pour un éveil culturel par le biais de médiations, ateliers, prêts des œuvres et commandes publiques. Focus sur trois d’entre elles et sur des actions menées ou en cours de réalisation.
MC2A ouvre les portes de Bordeaux à la migration
Venu du théâtre, Guy Lenoir crée MC2A (Migrations Culturelles Aquitaine Afriques) en 1989 après sa « rencontre » avec l’Afrique et toute une génération d’artistes africains.
« De par son histoire, Bordeaux est la ville idéale pour mener un projet qui modifie notre perception du continent africain. Avec son énergie moderne, contemporaine et humaine, l’art africain porte forcément un engagement politique. Il y a toujours une deuxième lecture politique de ses œuvres, une réalité historique où il est forcément question d’esclavage. »
En réunissant des artistes, des animateurs et des intellectuels d’Aquitaine et d’Afrique, MC2A veut établir un échange entre les pays du Nord et du Sud. Avec le temps, il s’avère de plus en plus nécessaire de protéger ces espaces d’échange pour mieux connaître l’autre face à « une opposition larvée, invisible, comme le Front national », ajoute Guy Lenoir :
« Il y a des territoires où c’est très difficile de travailler. Des territoires imperméables comme le Médoc où le FN a récemment réalisé de grosses poussées lors de certaines élections. Dans le Blayais, une des œuvres présentées dans le cadre du projet “Les Revenants” a régulièrement été cassée, détruite, brisée. Il y a eu incontestablement une volonté de détruire avec des relents racistes. »
Les Revenants, dans les communes « qui ont les pieds dans l’eau »
L’œuvre à laquelle fait allusion Guy Lenoir est celle d’une artiste franco-malgache, Amalia Ramanankirahina, qui fut installée au port de Roque de Thau. Un tapis de cauris couvre le sol à l’extrémité d’un ponton où le public était invité à marcher jusqu’à réduire les coquillages en poussière (une probable référence à l’utilisation du cauri comme monnaie à travers les âges et les continents). Tout autour de la rambarde qui encercle le ponton, l’artiste a installé une phrase, « Nous sommes tous des cannibales », visible depuis le fleuve en lettres lumineuses et depuis le ponton en lettres adhésives.
« Les Revenants a regroupé 12 artistes pour travailler sur leur mémoire et la nôtre, précise Guy Lenoir. Ils ont été accueillis par 11 communes de la Gironde qui ont les pieds dans l’eau, la Garonne étant une voie incontournable des échanges maritimes au départ de Bordeaux. Chacune à jouer son rôle de médiateur à sa manière : par ses réseaux touristiques ou scolaires. »
Lien Botha a connu une expérience plus heureuse à Saint-Loubès. Cette artiste sud-africaine a mobilisé les habitants autour d’un arbre malade, l’arbre de la liberté, un chêne planté en 1798 au port de Cavernes. Plus de 100 personnes, des hommes et des femmes, ont été réunies avec l’aide de Siona Brotman, responsable des ateliers d’arts plastiques de la commune, pour tricoter un pansement symbolique.
« Le maire a remercié cette artiste venant du bout du monde pour rappeler aux Loubésiens l’importance de cet arbre et de la liberté qu’il symbolise au lendemain des événements de Charlie Hebdo, ajoute Guy Lenoir. Chaque artiste a apporté son engagement, au point que le projet, qui devait s’arrêter le 20 septembre, continue dans 4 communes jusqu’à la Toussaint. »
C’est le cas à Saint-Estèphe où Clifford Charles, un autre artiste sud-africain qui fut le premier étudiant noir diplômé des Beaux-Arts de l’université de Witwatersrand, a été rappelé pour de nouvelles actions menées auprès des enfants. Il interviendra notamment lors du salon du livre de la commune le 11 octobre prochain.
Mutuum sort l’art de l’esprit « galerie »
C’est à la fois une artothèque qui veut faire le lien avec un public trop souvent éloigné des lieux d’expositions, et une structure de médiation qui permet aux artistes d’intervenir dans des ateliers et des formations. Mutuum, qui opère depuis le Sud Gironde, propose ses ruches et ses alvéoles Nectar (Nécessaire d’éducation à la curiosité transversale artistique renouvelable) pour « ouvrir la création à d’autres domaines plutôt que de “surlégitimer” les pratiques contemporaine », précise Valérie Champigny, fondatrice et responsable.
« Les aides pour l’éducation artistique et culturelle ont été supprimées et des postes de conseillers artistiques à l’inspection académique ont disparu sur deux territoires en Gironde. On sait que les sorties scolaires vont se limiter dorénavant avec les baisses de budget. C’est juste que c’est plus facile de faire circuler des œuvres que des cars ! »
Il s’agit donc pour les médiathèques, les collectivités, les établissements scolaires, les associations ou les entreprises d’emprunter des œuvres et des expositions, tout en permettant de rencontrer les artistes pour un travail pédagogique et « une restitution qui implique les parents » dans un cadre scolaire ou pour « générer de l’échange, de la convivialité » dans un contexte d’entreprise.
Adventices, « entre approche botanique et fictions climatiques »
C’est un projet proposé par Mutuum qui tombe à pic au moment de la réforme des collèges. Accueilli par le collège Clisthène au Grand Parc à Bordeaux, la bibliothèque du quartier, et l’école Montgolfier, il a mis en relation l’artiste Laurent Cerciat avec des collégiens de 6e/5e et des élèves de CM2 pour « une exploration de l’espace urbain à la recherche de la végétation spontanée entre approche botanique et fictions climatiques ».
« Une médiatrice culturelle, un artiste à l’aise dans la collaboration avec des collégiens et des écoliers, une équipe d’enseignants et une bibliothécaire intrépide ont fait vivre le projet de manières diverses et complémentaires », déclare Nadine Coussy-Clavaud, coordinatrice et professeur d’arts plastiques à Clisthène.
En premier lieu, Laurent Cerciat a montré ses travaux à la bibliothèque du Grand Parc et en a assuré la médiation auprès des élèves qui ont travaillé ensuite avec les outils proposés par Nectar.
« Ce travail d’exploration a ouvert le champs à la présentation des œuvres de l’artiste et à sa venue durant deux jours dans les classes : cueillettes d’adventices, repérage photo, partage de connaissances puis pratiques plastiques, littéraires et scientifiques ont porté les élèves à poser un autre regard sur cette nature modeste et considérable de nos trottoirs », ajoute Nadine Coussy-Clavaud.
Les productions finalisées ont été réunies pour une exposition où se sont retrouvés l’artiste, l’équipe enseignante, les élèves et leurs familles. Une publication numérique est ensuite éditée par Mutuum et mise à disposition des acteurs du projet. D’autres interventions sont en préparation avec des artistes : Philippe Faure à Lormont et Patrick Polidano à Malagar.
Pointdefuite au cœur de la société civile
Pointdefuite n’a pas attendu la grande région pour élargir son territoire. Les villes de Brive-la-Gaillarde, La Souterraine, Périgueux, Excideuil, Lormont, Pessac, Eysines, Bordeaux, Orthez, Pau, Bayonne et Anglet, ont toutes accueilli, ou entrain d’accueillir, une action Nouveaux commanditaires. Cette association, créée en 1992 par Pierre Marsaa, et habitante de Pola à Bordeaux depuis 2012, est médiateur agréé par la Fondation de France.
« Le protocole a été initié pour permettre à des citoyens confrontés à des enjeux de société ou de développement d’un territoire de passer commande d’une œuvre d’art d’intérêt général qui s’inscrit dans un débat public, explique Marie-Anne Chambost, chargée du développement. Ainsi le citoyen a droit de parole. »
Lancé en 2000, le concept Nouveaux commanditaires réunit trois intervenants privilégiés : l’artiste, le citoyen commanditaire et le médiateur culturel. La Fondation de France verse une dotation pour financer l’étude de faisabilité et contribue à hauteur de 50% du coût de l’œuvre, le reste étant à réunir auprès des collectivités, des entreprises et des réseaux que peuvent activer les citoyens eux-mêmes.
« Arc de ciel, Arc de terre », et Argonne
Le projet « Arc de ciel, Arc de terre » de Félice Varini que mène Pointdefuite n’est pas dévoilé au public car le plus gros reste à faire : convaincre les 250 propriétaires du pâté de maisons entre le numéro 1 et le numéro 98 du cours de l’Argonne à Bordeaux d’accueillir l’œuvre d’art sur leurs façades. Seulement 20% de réponses positives, le reste attend des nouvelles des propriétaires à l’étranger, les réunions de syndics et les assemblées générales de copropriétés.
Une utopie ? Pas si sûr. Car sur cet axe dont l’identité se résume à un passage entre la Victoire et le domaine universitaire à Talence, quelques riverains s’activent pour réunir la population autour d’expérimentations culturelles variées.
« Ce projet n’a de sens que parce qu’on a mis en place plusieurs actions depuis 2011, précise Nadia Russel Kissoon dont l’Agence Créative est située sur le cours. L’artiste Rustha Luna Pozzi-Escot organise des ateliers repas avec les habitants. Plusieurs lieux vides ont été investis temporairement pour des manifestations culturelles. Le dernier sera un espace numérique confié à l’artiste Caroline Corbal. »
C’est « nourrir le désir d’art de la part du citoyen » que cherche à développer Pointdefuite. Art et démocratie sont ses crédos pour développer un cahier de charges pour la commande. Par ce biais, l’artiste Ibaï Hernandorena a pu concevoir le projet « Utopia », en cours de réalisation à Eysines, en collaboration avec des handicapés-moteurs de l’ITEP Saint-Vincent.
« La question était de savoir comment se mouvoir dans la ville, explique Marie-Anne Chambost. L’œuvre “Utopia” tient lieu d’un arrêt de bus, symbole de départ vers le monde extérieur. »
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