De l’ébénisterie 2.0 un « Bord’Hollywood », un éditeur 100% digital, une auberge de jeunesse branchée culture… L’atelier-débat sur les « nouveaux entrepreneurs culturels à Bordeaux », mardi aux Vivres de l’Art, a souligné la vitalité du terreau local, et la diversité des projets en cours. Ils étaient une trentaine à participer à ces échanges, organisés par le groupe de recherche Industries Créatives de Kedge Business School, en vue de publications académiques ultérieures.
Artistes, artisans, petits patrons de PME… le vivier des industries créatrives représenterait 10000 emplois sur la métropole, et 4% des actifs, s’enrichit sans cesse de nouveaux venus, attirés par le dynamisme bordelais.
« Tous les intervenants ont salué des atouts évidents de Bordeaux et de sa région comme la qualité de vie du Sud-Ouest, indique Anne Gombault, professeur à Kedge BS : le prix encore accessible du m2, l’espace étant un facteur déterminant pour ces entrepreneurs culturels, l’émergence d’une certaine vibration culturelle dans la ville, une sociabilité appréciable entre nouveaux arrivants. Ils ont aussi appelé, en évoquant leurs freins structurels, à plus d’accompagnement pour lever des fonds notamment auprès des banques ou d’autres organismes, plus d’information, des réseaux plus ouverts, des usages plus créatifs du territoire, plus de prime à l’audace et de tolérance au risque. »
Ainsi, les limites à leur développement sont nationales, institutionnelles – ces musiciens dont la formation ne prévoit pas d’apprentissage pour monter un projet ou faire du marketing, par exemple… Mais elles peuvent être aussi locales, comme le désintérêt global des entreprises pour le mécénat. Cela n’empêche pas quelques projets novateurs de voir le jour. A quelles conditions ?
« Bordeaux, le bon endroit au bon moment »
Eric Deup, La Couveuse à films
« Nous avons créé à Brazza un lieu où on puisse trouver toutes les ressources pour produire un film – des techniciens, des scénaristes, de la location de matériel… Nous accueillons actuellement 5 entreprises et 11 indépendants, avec l’objectif d’être complémentaires et autosuffisants. Celles-ci versent des loyers à ma société, Chickens Chicots, ce qui nous permet de payer les charges et de produire nos films – je travaille actuellement sur un court métrage, deux documentaires et une série d’animation.
En un an j’ai investi 80000 euros, et j’ai gagné 400 euros par mois. Mais j’ai l’impression d’être au bon endroit, au bon moment. Je suis né à Bordeaux, j’y ai vécu jusqu’à mes 23 ans, puis j’ai passé 20 ans à Paris (où il a notamment été chroniqueur à Fluide Glacial, NDLR), et je suis revenu il y a trois ans. Je voulais me tirer le plus vite possible de Paris, d’autant que mon projet d’entreprise passait par des mètres carré, inabordables dans la capitale. Et puis l’époque de Bordeaux, c’est maintenant.
Après Barcelone il y a 15 ans, Berlin il y a 10 ans, on sent qu’il y a ici une vraie dynamique. Beaucoup de tournage se font en Aquitaine car il y a un peu plus de lumière un peu plus longtemps, et puis en trichant un peu, Bordeaux ressemble un peu à Paris, ça permet de délocaliser des productions. Et on trouve aussi toutes les ressources humaines – de plus en plus de techniciens audiovisuels et de réalisateurs habitent ici, et n’ont plus peur de le mettre sur leur CV. Avant, pour être embauché, il valait mieux donner une adresse à Paris.
On profite aussi d’une vraie politique régionale pour développer le secteur audiovisuel, même si de mon côté j’attends que nos projets soient validés par la banque avant de déposer des demandes de subvention. j’ai au moins pu rencontrer en un an l’intégralité des acteurs publics, ce qui serait infaisable ailleurs. »
« On développe mieux nos activités ici qu’à Paris »
Astrid Dupont-Fauville, fondatrice et éditrice de Mirza Publishing
« Nous voulions développer avec mon compagnon notre métier d’éditeurs indépendants. Cela supposait d’agrandir nos bureaux, donc notre logement puisque nous travaillons de plus en plus à domicile. Mais nous vivions à Paris, et ça nous bloquait complètement. On en avait aussi marre de la logistique et du temps passé dans les transports, alors on a décidé de se barrer en province.
Nous cherchions une ville à deux heures de Paris, car on savait qu’il faudrait faire des trajets pour le travail. Et en fait on est venu au coup de cœur à Bordeaux. On est d’abord venus en repérage, et tous les gens qu’on rencontrait étaient ouverts. Nous avons été séduits par la beauté de la ville et par le mentalité de ses habitants. Et puis on a trouvé une vraie dynamique culturelle et une vivacité intellectuelle. Il y a pas mal d’éditeurs et de libraires indépendants, et c’est une ville étudiante.
Pour l’instant nos revenus sont encore parisiens mais on développe mieux nos activités ici. A commencer par Mirza Publishing, une maison d’édition 100% digitale, qui va sortir ses premiers ouvrages, dont un essai de Chantal Jouanno, l’ancienne ministre de l’écologie. Elle trouvait que le digital se prêtait mieux au propos écolo du livre, car le numérique permet d’éviter la question de la gestion des stocks, et celle de la temporalité des livres.
Le numérique permet aussi d’explorer d’autres formes, et d’autres usages du livre. En France, cela représente moins de 3% du marché de l’édition, contre 25% aux Etats-Unis, mais le marché progresse très vite – les ventes ont augmenté de 45% l’an dernier. »
« Du dynamisme, mais un manque de spontanéité »
Mathieu Begaud, fondateur de Dreamers Hostel
« Notre projet, c’est une auberge de jeunesse pour les “backpackers” (voyageurs à sacs à dos, NDLR), un hôtel low-cost de 120 lits pour les 18-35 ans, mais avec la particularité d’être un lieu à forte valeurs ajoutées culturelle, sociale et environnementale. Nous aurons en effet des espaces communs très développés, avec des cours des langue ou de cuisine, des expos, des concerts, afin que les gens se rencontrent et se mélangent… Et on ne proposera pour manger et boire que des produits bio et locaux, afin que l’endroit soit aussi une vitrine et un lien avec le territoire.
Ce genre de lieu manque à Bordeaux, et si d’autres projets similaires sont en cours, ils sont menés par des chaînes américaines ou anglaise, sans attache locale. Personnellement, je suis originaire de Blaye, et je vis depuis 6 ans à Bordeaux, après avoir passé 5 ans à Londres et pas mal voyagé, notamment en Amérique du Sud. Je suis amateur de surf et de musique, et préside d’ailleurs l’association qui organise le festival Vagabonde, sur la culture du surf.
Les équipes sont prêtes, on a un investisseur prêt à acheter des locaux et à nous les louer, il nous manque plus que le lieu. Nous avons repéré un terrain sur l’emprise d’Euratlantique, vers la gare Saint-Jean, nous espérons pouvoir aboutir.
A l’échelle de la France, Bordeaux est certes dynamique, mais si l’on compare à Londres, par exemple, cela manque de spontanéité. A force de faire beaucoup de programmation, on tue un peu l’organique. Ici, on se met des barrières facilement, et cela décourage les volontés.
Notre projet est accepté localement, notre campagne de crowdfunding a bien fonctionné. Tout le monde comprend cependant que ce type d’établissement est nécessaire à Bordeaux. »
« On suscite toujours des incompréhensions »
Thomas Dircks, designer de Dircks
« Je suis de Bordeaux à la base, issu d’une famille de 8 générations d’ébénistes. J’ai d’abord fait une formation en illustration, puis j’ai bossé dans l’animation, les jeux vidéo et la presse, à Lyon et à Paris. J’ai eu des jumelles, qui ont aujourd’hui 4 ans, et cela devenait ingérable de vivre au 6e étage sans ascenseur à Paris. A l’époque, mon frère Martin, ébéniste, montait sa boîte, et il avait besoin de quelqu’un maîtrisant l’image de synthèse. Cela permet de dessiner précisément les choses, et de nous distinguer d’autres designers en montrant que ce que nous imaginons est constructible. On a ainsi conçu l’intérieur d’un bar à bières bordelais, entièrement en bois et sur mesure, pour le prix de meubles Ikea.
A Bordeaux, on peut avoir des locaux pas cher, c’est important pour des artisans comme nous. Nous avons ainsi un atelier de 90m2 en plein centre-ville que nous louons 600 euros, soit le prix de deux postes dans un open space ! Et on peut y recevoir des clients, montrer des échantillons. Nous travaillons à partir de matériaux le plus locaux possibles, notamment du bois de noyer, que nous allons chercher en Dordogne. Mais on suscite toujours des incompréhensions : pour beaucoup de gens, on est soit ébéniste, soit designer, mais pas les deux !
Ce qui me paraît être un frein, c’est la tendance des Bordelais à pas trop vouloir se prendre la tête en matière de culture. J’ai croisé à Lyon plein de jeunes issus de milieux ouvriers qui avaient fait du théâtre, ce n’est pas le cas ici. Un peu sur le mode “on a la plage, on a le pinard, pourquoi faire plus ?” D’ailleurs, le musée que l’on construit actuellement, c’est un musée du vin ! Cela vient peut-être du côté propriétaires terriens de la bourgeoisie locale. »
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