Hélène des Ligneris a toujours l’air étonnée d’être sollicitée :
« Parfois j’ai l’impression qu’on fait de l’extraordinaire avec des choses ordinaires. Pour moi, ce que je fais coule de source, c’est normal, évident. »
Et pourtant, la patronne de la libraire de la place du Parlement s’est inscrite dans le paysage bordelais grâce son habileté à diriger une affaire qui n’a rien d’évident : une librairie indépendante, La Machine à Lire et ses deux petites sœurs (La Petite Machine et la Machine à musique).
Cette fille de vignerons « née du bon côté » aurait pu simplement faire du commerce. Mais c’était trop peu pour celle qui a grandi au milieu de bibliothèques installées par son père et contenant notamment les ouvrages qui appartenaient à son grand-père. Ce dernier, un passionné de nature, leur a laissé des livres sur les arbres et les plantes avec des planches illustrées à la main.
Lire pour grandir
Ses premiers voyages littéraires sont ceux des bandes d’adolescents résolvant des énigmes comme le Club des Cinq ou la collection Signe de piste. De sa chambre, elle s’imaginait elle aussi avoir une bande de copains unie avec laquelle elle partirait à l’aventure.
Elevée en pension privée, elle n’avait pas accès aux grands auteurs, considérés par la direction de son établissement comme un danger pour une éducation catholique digne de ce nom. A l’internat, elle faisait des siennes pour satisfaire son besoin d’indépendance jusqu’à frôler l’exclusion : en faisant le mur, en organisant des cours de gym la nuit ou des réveillons improvisés.
Elle comprend très vite que le livre est un moyen d’évasion incroyable qui donne un accès unique à la culture :
« J’ai senti qu’il était nécessaire de lire pour grandir. Quand on est jeune, notre connaissance se limite à notre entourage, à notre quartier, notre milieu de vie. Le livre est un moyen de se confronter au monde et d’en explorer les infinis confins. »
Kairos : La chance à saisir
Pour Hélène des Ligneris, la lecture a été aussi alliée des moments difficiles, des passages à vide, des remises en question et des envies de tout envoyer balader. En lisant « Une vie bouleversée » d’Etty Hillesum, elle prend conscience de la condition humaine :
« Cette femme passionnée, amoureuse de son psychiatre puis internée dans un camp qui arrive à vous faire comprendre que tant qu’il y a du ciel bleu, il y a de l’espoir, ça donne envie de vivre ! »
En 2006, la propriété viticole familiale est vendue contre son gré. A grand regret, Hélène des Ligenris quitte sa terre natale mais devient bénéficiaire d’un gros héritage :
« Un héritage, ce n’est pas comme gagner au Loto, c’est plus lourd, la symbolique n’est pas la même. »
Comment en faire bon usage ? Comment donner un sens à cette somme d’argent ? L’héritière se promet de ne pas changer son train de vie, de rester humble. Convaincue que cet argent « trouvera un jour naturellement sa place », elle se fie au Kairos, comme elle l’appelle : le moment opportun, la chance à saisir quand tout semble aligné, fluide. L’occasion ou jamais.
La Machine à lire
Alors qu’elle dirige une entreprise d’insertion par l’économique, l’EIPF (peinture en bâtiment), elle apprend que la Machine à Lire est à vendre. Nous sommes en 2008. Cette librairie indépendante qui était déjà la sienne en tant que riveraine va devenir la sienne en tant que propriétaire. Et huit ans plus tard, comme elle le dit amusée, « je suis en train de faire cette interview avec vous. »
Un bilan de compétences lui avait déjà révélé ses talents pour un métier tourné vers l’autre, avec des qualités sociales et managériales. Hélène des Ligneris se découvre entrepreneuse, audacieuse et prête à tout pour que l’intégration, la bienveillance, l’écoute, le partage soient au cœur de son travail.
« Avant j’avais la foi, maintenant je l’ai perdue mais je crois toujours aux mêmes choses. De toute façon, je me suis rendue à l’évidence. A force de refuser les règles, de les transgresser, de réveiller des animosités ou de dénoncer les injustices, la seule solution pour m’accomplir et avoir mon entière liberté était de devenir patronne. Je suis trop passionnée et exigeante pour qu’il en soit autrement. L’entrepreneuriat est un outil formidable pour mettre en pratique ses convictions ».
Singulières machines
A la tête de deux autres structures en plus de la Machine à Lire, Hélène des Ligneris prouve chaque jour son intime engagement pour la diffusion du savoir et la création de lien social. A commencer par le sauvetage de la Petite Machine, à quelques encablures du Jardin Public. Une maison de la Presse mal en point, qu’Hélène a tenu à remettre sur pied.
Quelques années plus tard, cela donne un lieu singulier où l’on vient acheter des journaux, des livres, du pain, ou se payer un café. Les petits vieux du quartier s’y assoient le matin pour papoter. Myriam qui a pu garder son poste grâce à la reprise de son établissement parle d’une vraie émulsion :
« Au départ, il a fallu s’ajuster parce que je n’étais pas habituée à ne plus prendre toutes les décisions mais ce projet est une grande chance. La clientèle est géniale, il y a une grande convivialité. »
Hélène des Ligneris avoue avoir une affection toute particulière pour le lieu :
« J’espère que dans cet endroit, on va continuer à s’éclater parce que là-bas, ça fête, ça pleure, ça rit, c’est un lieu de joie. »
Éviter la fausse note
Et puis il y a la troisième machine, La Machine à musique-Lignerolles qui a repris le travail de disquaire de l’ancienne boutique Harmonia Mundi et celui des partitions et instruments de musique de Lignerolles. La structure se mobilise pour la diffusion de la musique jazz et classique et variété tout en faisant la part belle à la diversité. Jean qui travaillait avant chez Harmonia Mundi considère que la Machine à Musique est une vraie proposition :
« Avant, je vendais des disques mais je n’avais pas d’espace pour faire plus. Maintenant je fais partie d’un lieu culturel ouvert qui organise des concerts, des expos… On a beaucoup de gens qui arrivent d’autres villes et qui sont ravis de trouver un lieu comme celui-là. »
Ce projet, un pari risqué, est sans doute le plus fragile. Hélène des Ligneris espère pouvoir maintenir le lieu. Elle embauche en CDI un jeune autiste pour transporter les livres d’un magasin à l’autre, prend des stagiaires en réinsertion, fait perdurer les emplois et s’entoure d’une équipe choisie avec attention :
« Si j’arrive à faire en sorte que ma chance devienne celle des autres alors j’aurais réussi. »
Un organisme vivant
Comment expliquer qu’une librairie indépendante comme La Machine à Lire ait trouvé son équilibre face aux mastodontes Mollat et Fnac présents sur le sol bordelais ? D’après Hélène des Ligneris, c’est un travail de longue haleine, misant sur la qualité de l’offre éditoriale et surtout sur une équipe à l’écoute, sachant orienter le lecteur.
Christophe, le dernier libraire a être entré dans la maison parle de la Machine à Lire comme d’un organisme vivant qui reflète bien les diverses personnalités de ses employés :
« Certains avaient de cette librairie une image assez austère et intellectuelle. Cette image, nous n’avons pas essayé de la changer mais elle s’est modifiée d’elle même avec le temps et la constitution d’une équipe. »
Lui aussi était client avant de travailler dans la librairie, il l’a vue évoluer depuis la présence d’Henri Martin jusqu’à la reprise par Hélène des Ligneris :
« C’est un fort tempérament mais qui va vers des objectifs d’humanité et de générosité assez rares dans ce milieu. »
Des racines et des ailes
De la géologie à l’industrie pharmaceutique, de la réinsertion à la librairie, Hélène des Ligneris a tracé son chemin en écoutant son intuition et en affirmant son caractère. L’ouvrage de Charles Juliet, « Lambeaux », l’histoire quasi-autobiographique de l’auteur qui raconte ses deux mères, l’une biologique, l’autre adoptive, marque sa vie de lectrice :
« Je sais que j’ai moi aussi cherché cet absolu. J’ai plusieurs fois été passé Noël dans le désert pour y retrouver la pureté, le silence. »
Le silence, elle en sera loin pendant quelques jours puisqu’elle tient deux stands à l’Escale du livre qu’elle considère comme un grand festival de littérature. Loin de l’objectif commercial, elle veut fédérer autour des auteurs qu’elle a pris soin d’inviter et se réjouit d’être au milieu de l’agitation et du bruit, pourvu que l’on parle de livres.
A 58 ans, Hélène des Ligneris évoque son inquiétude pour l’avenir de la Machine à Lire. Elle espère que sa librairie tiendra bon avec le temps et ne deviendra pas un énième restaurant touristique. Sa force, elle l’a notamment puisée dans une phrase du poète René Char, dont l’œuvre n’a cessé de l’accompagner tout au long de sa vie. Une phrase qui résume très bien sa philosophie :
« Impose ta chance. Serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. »
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