Une « bombe » a explosé au cœur de Sciences Po Bordeaux ! En effet, on a appris qu’une quarantaine d’étudiants – le nombre minimal nécessaire dans le cadre des statuts de l’Institut d’études politiques – ont annoncé la création d’une association « Front national Sciences Po Bordeaux », conduite par deux adhérents officiellement déclarés et évidemment choyés par le leader girondin Jacques Colombier.
Le nom de « Cercle Charles-Péguy » a été choisi, ce qui n’est pas original puisque le Lyonnais que je suis a bien connu dans sa jeunesse (à la fin des années 1960) un Cercles Charles-Péguy où se retrouvaient, entre autres, de grandes figures des classes préparatoires ou des terminales des lycées du Parc et Ampère, proches de ce qu’on appellerait aujourd’hui « la droite dure ».
C’est un choc car on s’était habitué plutôt, en ce qui concerne les extrêmes, à y entendre parler d’extrêmes gauches ! Lors de la réforme universitaire lancée par Valérie Pécresse en 2010, c’était une coalition de forces étudiantes d’extrême gauche qui avait tenté de bloquer Sciences Po Bordeaux… Certes, elle avait été mise en minorité de justesse par le vote qui avait alors eu lieu, mais elle avait montré sa force réelle. Or, aujourd’hui, on peut compter au moins quarante étudiants qui rejoignent la jeunesse frontiste ! Quel renversement politique, quel bouleversement conceptuel !
Un rapt de tradition culturelle
Peut-on discerner des pistes permettant d’esquisser une explication ? Le porte-parole de Sciences Po Bordeaux s’est contenté d’annoncer le fait ; et il faudrait mobiliser les chercheurs en sociologie et en sciences politiques de l’Institut pour mener une enquête auprès de cette cohorte d’étudiants. On peut néanmoins considérer qu’Ali Baba et ces quarante frontistes ont bel et bien « volé » l’histoire, voire la culture de la maison ! C’est le rapt d’une tradition culturelle !
Jusqu’alors, en effet, Sciences Po Bordeaux avait échappé aux dérives de droite extrême qui ont ponctué l’histoire de la « fac de droit » et même de toutes les facultés de droit depuis la Seconde Guerre mondiale (au moins). J’avais moi-même, dans mon livre « Les tabous de l’extrême droite à Bordeaux » (Le Festin, 2013), relaté la poussée des étudiants de ce courant à la fac de droit de Bordeaux au tournant des années 1960.
Or Sciences Po Bordeaux s’était plutôt enraciné à gauche, avec même peu d’enseignants affichés à droite, et son premier directeur, à la Libération, Maurice Duverger, avait réorienté profondément son corpus d’idées, après s’être affiché parmi les jeunesses doriotistes du PPF à la fin des années 1930.
Après Paris, Bordeaux
Une explication simple dominera d’abord : il y aurait presque un tiers de jeunes qui choisiraient de soutenir le Front national à l’échelle du pays. Un excellent et récent article du Figaro Magazine, signé Vincent Nouzille, 2017 : comment le FN se prépare à la bataille », décrit fort bien, d’ailleurs, la place tenue par des jeunes dans les 20-30 ans dans le dispositif de préparation des prochaines élections présidentielles et législatives du printemps 2017 et dans la sélection des 2 000 responsables de canton.
On y apprend notamment qu’Aymeric Merlaud (élu conseiller régional des Pays de la Loire à 24 ans) a créé il y a peu une association Front national à Sciences Po Paris « avec des transfuges de l’UMP, du PS et du Front de gauche ». Bref, le Front national de la jeunesse devient un aimant pour des milliers de militants.
Pourquoi donc la Gironde et le campus échapperaient-ils à cette vague nationale ? Après tout, Sciences Po Bordeaux ne peut rester un isolat protégé de ce tourbillon extrême ! Des collègues m’ont ainsi relaté l’apparition, dans les copies estudiantines elles-mêmes, de propos détonants.
La bien-pensance de la « culture Sciences Po »
Peut-on ensuite imaginer si des « causes internes » à la maison pourraient avoir suscité ce mini-courant frontiste, si des étudiants ont pu s’exaspérer de quelconques spécificités locales, qui dépasseraient les motivations d’ensemble ?
Les discussions orientent la réflexion vers quelques pistes, bien floues, à dire vrai. Certains étudiants impétueux pestent contre le conformisme bien-pensant de la « culture Sciences Po », une sorte de « hollandisme » diffus, porté par nombre d’enseignants généralement positionnés à gauche, européanistes, inscrits dans l’éventail des valeurs d’une République consensuelle, bref, diffusant une pensée un peu « molle », sinon une sorte de « pensée unique » élaguant les aspérités au nom d’un consensus de progrès.
Or ce serait oublier le large esprit d’ouverture des Rencontres IEP-Sud Ouest, l’intensité des débats dans nombre de conférences de culture générale, les disparités au sein de l’enseignement de l’économie lui-même, entre le néo-classicisme, le néo-keynésianisme et même des « alters » de gauche mélanchonienne. Mais certains collègues et étudiants déclarent tout de même que la « culture Sciences Po » ronronnerait un peu, que ce n’est plus un lieu de « réinvention du politique », qu’on y manque de « grands » participants aux débats de la Nation, par leurs livres, leurs articles polémiques…
De là à adhérer au Front national, il y a une marge ! Néanmoins, face à trop de conformisme ambiant, les impatients ou agacés choisiraient l’anticonformisme d’extrême-droite, au lieu de rejoindre les « indignés ».
Une réaction « instinctive »
On pourrait aussi donner une explication « scientifique » : les nouvelles générations d’enseignants-chercheurs sont ardemment préoccupées de publier des articles dans les fameuses « revues-à-comité-de-lecture ». Elles sont peut-être moins préoccupées de participer à des débats citoyens « chauds », de publier de petits livres toniques et polémiques, de se poser en animateurs d’un débat décapant. Bref, la nouvelle culture universitaire manquerait ici de cheminements « vent debout », alors que des étudiants aimeraient à coup sûr se gorger de discussions non bordées par les barrières normatives jugées aseptisantes ou par les connivences entre des figures de la maison et des entités girondines jugées trop institutionnelles ou « conformistes », « dans la ligne », d’où un malaise ressenti sur le campus comme à l’échelle nationale.
Ce fait suscite en moi une grosse déception : comment notre communauté iépienne a-t-elle pu l’enfanter alors que l’essentiel de notre travail y consiste à susciter l’art de la critique, de la remise en question, du débat ?
L’historien se sent désenchanté quand il doit constater que les « leçons de l’Histoire » ne sont pas tirées par cette quarantaine d’étudiants et qu’ils cèdent à une réaction « instinctive » et irrationnelle, plutôt que de mobiliser la Raison critique dont l’un des grands maîtres de Sciences Po Bordeaux fut en particulier Pierre Sadran. Peut-être que, entraîné par les contraintes de sa professionnalisation (autour de masters professionnels de haute volée) et mobilisé par le vaste chantier de son agrandissement et sa modernisation technique, Sciences Po Bordeaux aura quelque peu négligé d’investir dans le renouvellement de la « culture Sciences Po » ?!
En tout cas, puisse ce modeste article susciter des réactions permettant de mieux comprendre cet événement « frontiste » au cœur d’un institut qui se veut tout de même un levier de « sens critique ». Comme me l’écrit une journaliste, « au-delà du choc, voire de la déception de cette nouvelle, cette section FN a l’avantage d’exister de manière affichée plutôt que larvée, et donc d’être potentiellement affrontée dans des débats d’idées : combattre les idées par les idées dans une enceinte comme Sciences Po, beau programme ! Encore faut-il que ces « fenêtres » d’expression existent et soient même organisées », sans peur de la contradiction animée et citoyenne…
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