« Fuck the frogs. » Gravé dans la pierre d’un mur de l’ancienne prison de Bordeaux, le graffiti est peut-être signé d’un marin anglais, arrêté parce qu’il se prostituait. C’est en tout cas une hypothèse probable : les cellules du commissariat de la rue Boulan, utilisées de 1880 à 1964, étaient réparties en cinq quartiers – pour les femmes, les marchandes ambulantes, les « filles soumises » (prostituées), les enfants et, donc, les marins en escale au port de la Lune, dont beaucoup finissaient au poste pour racolage, raconte la documentaliste Delphine Delmarès :
« Mais sur les 3000 à 5000 personnes incarcérées chaque année, la population la plus importante, c’était celle des filles soumises. Elles étaient un peu persécutées au début du XXe siècle – elles devaient être inscrites dans un registre, soumises à un examen médical, ne pas apparaître à certaines heures, ne pas racoler dans les bars… La police arrêtait toutes celles qui contrevenaient à ces règles, et en 1910 la justice s’est saisie de la plainte d’un avocat contre ces pratiques abusives, ce qui a fait l’objet d’un conflit contre la mairie et la préfecture. »
Car si les détenus restaient entre 3 et 7 jours, certaines prostituées ont passé plusieurs mois derrière les barreaux, poursuit la médiatrice et documentaliste du musée des arts décoratifs et du design. Elle s’est plongée dans l’histoire de ce bâtiment qui, doté de toitures métalliques sur les cours à ciel ouvert des détenus, servait depuis 1983 de réserves au musée voisin.
L’ancienne prison va désormais être ouvert au public : des expositions temporaires du musée des arts décoratifs, un peu à l’étroit dans une aile de l’hôtel de Lalande, occuperont ses 800 m2 de l’ancienne prison. La première, consacrée à la couleur dans le design, s’y déroulera fin juin 2017.
STO et OAS
D’ici là, les Bordelais pourront faire un tour dans les anciens cachots, à l’occasion des journées du patrimoine ce week-end, et jusqu’au vendredi 23 septembre, et découvrir quelques photos et documents d’époque sur la prison.
« On appréciait la force du lieu et on est ravis de voir que tout le monde pourra en profiter, explique Constance Rubini, directrice du musée des arts décoratifs. Nous avons deux grandes pièces centrales et des cellules dans lesquelles nous pourrons développer des thèmes différents. Avec ses grandes portes, ses judas, c’est un lieu parfait pour le design, qui se différencie de l’art par sa fonction, et qui est né comme lui au XIXe siècle. »
La bâtisse a aussi traversé les affres de l’histoire bordelaise, poursuit Delphine Delmarès :
« Pendant la dernière guerre, le nombre de prisonniers était dit “très élevé”, même si nous n’avons pas de registre d’écrou pour savoir plus précisément. Il semblerait qu’était installée dans les locaux une brigade spéciale chargés d’arrêter les personnes refusant de se soumettre au service du travail obligatoire (STO) en Allemagne, et des communistes. »
Une inscription OAS dans un mur rappelle que des militants de l’Algérie française ont sans doute séjourné plus tard rue Boulan, à une époque où la police cohabitait déjà avec le musée des arts décoratifs. Aux prisonniers ont succédé les collections du musée de l’hôtel de Lalande, qui avaient tendance à s’abîmer à cause de la chaleur sous les toitures métalliques. Après sa restauration – 200000 euros pris en charge pour moitié par la ville et pour moitié par le mécénat du château Haut Bailly –, l’annexe du musée des Arts décoratifs devrait attirer un tout autre public que des repris de justice.
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