Samedi 3 décembre 2016, aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, embarquement pour Dakar. Deux africains, visiblement hommes d’affaires, s’indignent que leur vol ait trois heures de retard : « En Afrique, on comprendrait, mais avec les blancs, c’est pas normal. »
Comment est-il possible que des africains véhiculent eux-mêmes des idées aussi archaïques que négatives ?
Je pars pour les obsèques d’Ousmane. Deux semaines seulement que je suis rentrée à Paris après six mois et six hospitalisations vécues auprès de lui. Pour cela, j’ai tenu à dire dans le communiqué envoyé aux amis et à l’AFP : « Il a été magnifiquement pris en charge médicalement, à Paris comme à Dakar, à l’hôpital Pompidou comme à l’hôpital Principal. »
Ousmane aurait-il eu dans un service d’urgence en France l’attention que lui a porté à Dakar le professeur Wade, médecin chef des urgences si bien organisées ? Assez de ces images négatives de l’Afrique, il est des hommes splendides, dont Ousmane fut un des exemples, mais pas le seul…
Je vous accorde messieurs certains dérapages et vous raconte au passage une anecdote qui avait beaucoup amusé Ousmane. En partance pour le Niger, il se présente à l’aéroport le matin, on lui dit : « L’avion est parti hier. » C’était la fin du Ramadan, on avait vu la lune et fait partir l’avion…
Cette histoire aurait-elle amusé autant Ousmane s’il n’était tombé pour toujours amoureux de la lune, à l’âge de trois ans ? A la lueur de la lune, il s’endormait chaque soir blotti contre son père allongé sur un transat dans la cour de la maison familiale.
Départ pour Dakar donc.
« Sens toi libre » me dit-on à la rédaction de Rue89 Bordeaux pour écrire un texte autour de la personne d’Ousmane et de notre relation. Difficile d’être sans contrainte. Tant et tant à dire, à raconter sur ces vingt années passées aux côtés d’un homme et d’une œuvre hors normes.
L’exposition de Bordeaux
Bordeaux ! Nous y avons organisé en l’an 2000, peu après le Pont des Arts, une exposition rétrospective. Cette ville est synonyme pour moi d’un très grand bonheur – car ce fut une des plus belles de nos expositions – et du début de bien des désillusions. Notre histoire ne fut pas qu’un bocal de rose.
Nous ne l’avions pas vu arriver : un escroc, un vrai (qui devait se retrouver en prison quelques temps plus tard pour complicité dans… un vol à main armé), nous approche et approche simultanément la mairie de Bordeaux pour proposer l’organisation d’une exposition. Il se présente flanqué de l’adjoint aux affaires culturelles de la Mairie et nous ne nous méfions pas.
On nous propose les quais, à proximité du Hangar 5, lieu mythique pour Ousmane qui y avait présenté sa toute première exposition en France, avec l’appui de quelques amis dont Bigoudi, restaurateur autoproclamé « maire de la commune libre de Bordeaux ».
Je ne sais si j’ai jamais conçu, avec mon cher et talentueux Yves Bernard, scénographie plus belle. Nous recouvrons le sol d’un gravier coloré pour délimiter l’espace et concevons les socles comme des traces de béton sur le quai. Nous enterrons les câbles et, avec le talent d’Olivier Gueneau, chef opérateur de mes films, éclairons les œuvres à la fibre optique incluse dans les socles et dans des poteaux de béton conçus également pour l’exposition. La scénographie est discrète, intégrée au lieu, avec pour seul objectif la mise en valeur des œuvres.
Le bonheur est total, et le public magnifique. « Quand les gens regardent les œuvres d’Ousmane, ils sont beaux », disait Daniel Sino, commissaire d’une autre exposition, au Rectangle à Lyon. C’est tellement vrai.
Hélas, pendant ce temps, notre escroc préparait le vol de l’intégralité de la recette de nos catalogues, livres et films, en vente sur le lieu de l’exposition. Je venais d’éditer, à mes frais, spécialement pour l’exposition de Bordeaux, le petit livre de photographies du Pont des Arts. Ces photographies, je les avais prises jour après jour, à l’aube, avant que la foule n’envahisse le pont. Doux moments où j’amenais aux gardiens des thermos de café et des croissants. Je n’étais pas la seule d’ailleurs : des passants anonymes eurent souvent spontanément la même initiative. Les gens s’appropriaient le pont et c’était merveilleux.
Toujours la force de créer
Nous vécûmes alors un procès à rebondissements : entre autres malversations, notre escroc s’était servi du papier à lettre de ma société et du nom d’Ousmane auprès du consulat à Dakar, pour faire venir en France de jeunes sénégalais qu’il faisait travailler illégalement dans un restaurant ayant pignon sur rue à Bordeaux. Je n’avais jamais eu affaire à la justice et le vivais très mal. D’autant que la Mairie de Bordeaux fut soudain aux abonnés absents. Vraiment absents.
J’avais surtout creusé la dette colossale engendrée par le succès du Pont des Arts que j’avais produite pour quatre vingt dix pour cent du budget. Succès oblige, ce budget avait explosé. Je mettrai quinze ans à m’en remettre. Un autre énergumène du même genre nous pourrira d’ailleurs la vie pendant dix ans par la suite.
« Nous n’étions pas préparés », disait Ousmane. Nous avions fait les choses naïvement, avec une toute petite équipe et l’aide de quelques personnes à la Mairie de Paris. Nous ignorions qu’un succès aussi soudain qu’important susciterait jalousies et tentatives d’escroqueries, mais ne l’avons jamais regretté. Car c’est cette spontanéité qui fit sans doute la beauté des choses et provoqua l’émotion vraie que suscite encore aujourd’hui le souvenir de cette exposition.
Pendant toutes ces années, où j’ai eu l’impression de vivre un remake des « Illusions perdues » de Balzac, ce qui m’a le plus frappée, c’est la force tranquille d’Ousmane que cela n’empêcha jamais de créer. De cela, chaque jour, je remerciais le ciel.
« Une petite affaire de famille »
Lors du démontage de l’exposition du Pont des Arts, un bouquiniste proche de l’entrée du pont, dit à Ousmane : « Vous m’avez fait gagner tellement d’argent avec votre exposition, je vous invite à déjeuner. » Ousmane, amusé, accepte. Le bouquiniste : « Comment avez-vous pu organiser un événement pareil ? » Ousmane : « Oh, c’est juste une petite affaire de famille. » Le bouquiniste : « Putain la petite affaire de famille ! »
De jolies anecdotes, nous en avons des centaines, autant de souvenirs souriants.
Une de celles qui nous amusa le plus (et pardon pour le désespéré dont il est ici question) fut celle d’un homme qui tenta de se suicider depuis le Pont des Arts lors de l’exposition. Les vigiles le rattrapèrent et un visiteur lui dit : « Tu te suicides si tu veux, mais tu vas sur un autre pont. »
Voilà, nous avons beaucoup travaillé, nous nous sommes beaucoup aimés, parfois disputés, nous avons beaucoup ri et pleuré – surtout moi ; je n’ai vu Ousmane pleurer que trois fois en vingt ans –, et sommes toujours restés soudés. Il y aurait tant et tant à raconter. Romance ou roman, je ne sais.
Aujourd’hui que les témoignages affluent sans fausse note aucune, je réalise à quel point Ousmane était aimé. Rien ne fut facile, mais j’ai parfaitement conscience du privilège d’avoir pu partager avec lui tant de moments inouïs, et d’avoir pu les faire partager. En toute liberté.
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