De la Caserne Niel, on connaît Darwin, les bureaux de co-working, l’épicerie bio, le restaurant tendance, la halle place-to-be, le vortex high-tech, les skate parks, les hangars associatifs, et les événements écolo qui font école. Rares sont ceux qui savent que, tout au fond à gauche, derrière le panneau « propriété privée », se trouvent des habitations qui accueillent pour une grande partie, en partenariat avec le Centre communal d’action sociale (CCAS) de Bordeaux, Emmaüs Gironde et Action froid, des personnes sans-abris ou en situation d’urgence sociale ainsi que des réfugiés.
« Il y a une vingtaine de personnes, et c’est difficile pour nous d’en accueillir plus car les installations ne le permettent pas », explique Jean-Marc Gancille de Darwin.
C’est pour cette raison, et pour compléter un budget déjà réuni de 100 000 €, que la fondation Darwin et la 58e (fédération associative de la Caserne Niel) ont lancé une campagne de financement participatif pour collecter 25 000 € et engager ainsi des travaux permettant de renforcer l’installation électrique, améliorer les sanitaires et aménager un lieu de vie partagé.
Solidarité directe
Pour découvrir le village, et comprendre la finalité de cette campagne, c’est Philippe Barre qui nous reçoit.
« C’est notre part, explique-t-il. C’est une forme de solidarité directe. »
Le patron de Darwin manie certes le vocabulaire de circonstance, mais il joue franc jeu en précisant que les premiers occupants étaient parmi ceux qui travaillent ici : les Darwiniens.
« Ils dormaient dans les bureaux, sur les canapés, prétextant qu’ils avaient trop de boulot. Ou ils se levaient avant l’ouverture, faisaient le tour et repassaient par l’entrée comme s’ils venaient d’arriver. On leur a proposé les tétrodons, qui nous servaient aussi pour accueillir des intervenants sur des manifestations artistiques, sportives et autres… »
Le tétrodon ? C’est une habitation modulable et nomade crée à la fin des années 60 par Jacques Berce et Henri Ciriani de l’Atelier d’Architecture et d’Urbanisme. En 2012, le fonds de dotation Darwin en avait acquis 42.
Ceux qui les occupent ne connaissent pas forcément l’origine de ce projet utopique et en plastique, né et disparu avec l’âge d’or et la crise de l’or noir. Pour Milena (pseudo), c’est juste sa maison. Alors que Claudine, fraichement arrivée, balbutie encore le nom et l’on croit parfois l’entendre dire « édredon ». Cependant, l’une comme l’autre, et bien d’autres occupants, ils nous ont ouvert les portes de ce qui est aujourd’hui leurs chez eux, après des longues périodes d’incertitude.
Claudine et Guy : « Avec les deux chiens, personne veut de nous. »
Jusqu’à fin novembre, Claudine et Guy habitaient une cabane en bois sur une parcelle des jardins familiaux des Aubiers. Expulsés de leur logement suite à la suspension de l’aide personnalisée au logement (APL), ils se sont installés dans l’abri pour les outils de jardinage. Au bout d’un an, le CCAS leur propose d’emménager dans un tétrodon de la Caserne Niel.
Même s’ils disent espérer « trouver autre chose », ils répètent à tour de rôle : « On est bien ici. » « J’ai plus besoin de faire ma vaisselle et mon linge dehors, dans le froid, assène Claudine. Là-bas, on dormait sur un matelas posé sur le sol, direct sur la terre. »
« Et puis avec les deux chiens, personne veut de nous ! », surenchérit Guy. Gersois arrivé à Bordeaux pour son service militaire, il était resté pour un emploi de maçon et n’était plus retourné à Madiran. Agé de 64 ans aujourd’hui, il se plaint de douleurs aux articulations des jambes qui l’empêchent même d’aller pêcher sur la Garonne, et, elle, 60 ans, souffre de sclérose en plaque qui l’avait forcée dans les années 90 à interrompre son travail dans la vigne.
« Mais ici je travaille, insiste Claudine. J’aide à ranger le terrain, ramasser les feuilles mortes et nettoyer l’allée ». « Oh, on reste par là, reprend Guy. On va jusqu’à là où il font de la planche à roulettes et on revient, pas plus loin. »
Milena, Lazar et leur fils : « je regarde ça comme ma maison »
C’est la seule famille du village. Milena et Lazar (des pseudos) et leur fils ont du quitter l’Albanie dans la peur, suite à un règlement de compte familial. Lazar en a gardé une cicatrice qui lui barre le crâne, d’une oreille à l’autre, comme une tentative de scalpation. Ils préfèrent donc ne pas se dévoiler, ne pas trop en dire.
Lui, la quarantaine, elle, la trentaine, et leur fils d’à peine 5 ans, quittent l’Albanie en novembre 2014 pour l’Italie après avoir vécu cachés un an chez une sœur. « On voulait vivre libre, heureux, loin de l’angoisse », raconte Milena avec une voix douce et posée, en cherchant les mots français qui lui viennent avec hésitation. Lazar la regarde et lui souffle en albanais la fin de ses phrases.
« Je te demande pardon, c’est toujours moi qui parle. » Peu importe, l’histoire est tellement difficile à entendre. Assis face au soleil, autour d’une table improvisée, ils regardent le sol. « On voulait vivre loin », ils ont accepté de suivre un homme, Albanais lui aussi, qui les a abordés dans une gare italienne alors qu’ils dormaient derrière les sanitaires. « Il nous avait entendu parler l’albanais et notre fils pleurait, il nous a proposé de le suivre en Espagne. »
Mais le voyage fut long et difficile ; le petit ne cessait de pleurer. « On s’est arrêté à Bordeaux, on est allé à la Cos PADA (plateforme d’accueil des demandeurs d’asile, NDLR). Ils nous ont envoyés à l’hôtel. On s’est retrouvé dans une cave. C’était gratuit, mais c’était humide et sans fenêtre. Notre fils était à la maternelle et c’était déjà très bien. Les parents d’un élève de sa classe nous ont proposé de venir chez eux. Nous avons habité avec eux, dans leur petite maison, plus de six mois. Le monsieur est venu ensuite parler de nous à Darwin et, le 18 janvier 2016, on est arrivé ici. »
Milena se retourne pour montrer ce qu’était ici. « Je ne regarde pas ça comme un tétrodon, c’est ma maison. Notre fils est en CE1 et il va mieux. Quand tu es une maman, tu penses pour les enfants d’abord. »
Sam : « J’espère rapidement laisser la place à quelqu’un. »
A 10 h du matin, Sam se réveille à peine. « C’est les vacances ! » pour ce jeune de 28 ans, arrivé du Sahara occidental, étudiant et demandeur d’asile. « J’étudie la langue française, la culture et la littérature de la France », explique-t-il fièrement.
Très vite, il se met à préparer le thé et raconter ses journées. « Je suis en vacances mais on me demande toujours de l’aide, pour remplir des papiers, pour accompagner certains à des entretiens et faire le traducteur. Quand je ne suis pas à la fac, je passe mon temps avec eux. » Eux, c’est des Sahraouis. « C’est ma famille, ils viennent des fois ici pour charger leurs téléphones. Il disent que j’ai de la chance. C’est vrai, j’ai beaucoup de chance. » Il termine sa phrase en montrant une photographie noir et blanc, accroché au mur, de l’ancien campement sous le pont Saint-Jean. « J’étais là ! Ma tente est là, celle de droite. »
Il verse le thé dans un verre, puis le reverse dans la théière. Et ça, plusieurs fois. Il lève les yeux et montre de la tête en riant : « Et là, c’est la tente de là-bas. » Une autre photographie, en couleur celle-ci, est accrochée sur le mur opposé. Elle montre un paysage exotique, des dunes et des habitations typiques du Sahara. « Mais tu sais, j’espère rapidement trouver un travail, payer mon appartement et laisser la place à quelqu’un. »
A la première gorgée de thé, Sam ne retient plus son envie de parler. Il décrit son pays « où on ne fait pas de skate parce qu’on ne fait pas de skate sur le sable ». Il évoque sa famille, ses 14 frères et sœurs, pour qui « la solution n’est pas de le suivre, mais de rester là-bas et vivre en paix ». Il parle des deux France, « celle de la politique et des lois et celle des Français qui, comme ici, lui donnent tous les jours de l’espoir ».
Abdelkader et Saïd : « Je vous sers un thé. »
Nous avons à peine commencer à échanger avec Abdelkader et Saïd quand deux hommes sont venus vers nous. Ils avaient enjambé les barrières à l’arrière de la caserne et marché tout droit vers le brasero où crépitaient un feu nourri par des cagettes en bois. « On nous a dit qu’on pouvait trouver un logement ici. »
Les deux hommes regardaient autour d’eux et lorgnaient les tétrodons vides. Ils demandaient des explications, comment faire, comment s’y prendre.
Abdelkader avait tout juste commencé à se confier, de dire qu’il avait 52 ans, qu’il avait laissé ses quatre enfants au Maroc, qu’il était venu en France via l’Espagne, qu’il avait entendu parler de travail dans l’agriculture à Montauban, et qu’il avait, à son arrivée, eu un problème grave au genou pour lequel il a fallu l’hospitaliser en urgence, et que, depuis, il ne pouvait plus assurer des tâches pénibles.
« Je vous sers un thé », dit-il aux deux intrus dont le plus âgé secouait une paire de clé en répétant inlassablement : « il faut la rendre demain soir, et je ne sais pas où aller avec ma femme qui va accoucher dans deux mois. »
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