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Hervé Le Corre, les mots noirs

Trois ans après le formidable « Après la guerre », Hervé Le Corre revient avec un nouveau polar, « Prendre les loups pour des chiens », disponible dès le 11 janvier en librairie. A cette occasion, l’écrivain bordelais nous a accordé un long entretien. Résolument engagé à gauche, il évoque son métier, sa ville, la politique…

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Hervé Le Corre, les mots noirs

Rue89 Bordeaux : Votre dernier roman, « Prendre les loups pour des chiens », a pour décor principal le Sud Gironde, alors que vos livres précédents ont tous comme caractéristiques d’être très urbains et sont pour la plupart ancrés à Bordeaux. Une envie de changer ?

Hervé Le Corre : Oui et non. Oui parce que cela faisait des années que je voulais écrire un livre qui ne se passe pas en ville, mais dans ces zones éloignées des centres urbains, là où beaucoup de gens partent se replier pensant que, loin des agglomérations, leur misère, leur précarité seraient moins difficile à vivre. J’ai donc choisi de situer l’action de mon dernier roman quelque part entre Luxey, Bazas et Saint-Symphorien, dans un endroit assez désert, perdu, qui me permettait de planter un décor de pins, de routes rectilignes, cuit et recuit par la canicule : quelque chose de monotone, de sombre, capable d’alourdir l’atmosphère de mon livre.

Et non parce que je pensais au début écrire des scènes où Franck, le personnage principal, qui sort de prison, se rendrait à Bordeaux retrouver les lumières de la ville qui lui ont tant manquées quand il était derrière les barreaux. Mais au final, j’ai trouvé cette idée trop cliché, et j’ai recentré mon récit sur cette zone rurale, reculée, du Sud-Gironde. Même si mes personnages font quelques incursions à Bordeaux, l’action tourne autour de la ville, quitte à se perdre parfois dans les marécages.

Vous êtes né à Bordeaux en 1955, et hormis une parenthèse professionnelle dans le Médoc – vous avez enseigné une dizaine d’années à Pauillac –, vous ne l’avez jamais vraiment quittée. Vous avez été professeur jusqu’à l’année dernière au collège Marcellin-Berthelot de Bègles et vous habitez Pessac. Quel regard portez-vous sur la métropole ?

Bordeaux, c’est la ville de mon enfance, celle du temps de la jeunesse de mes parents et rien que pour cela, elle m’est bouleversante. Mais c’est aussi la ville de mon adolescence, quand j’ai commencé à traîner, à militer, à douter de ma propre pérennité, à être en colère, révolté, comme si au fond, la noirceur, la crasse et paradoxalement la beauté de la laideur industrielle qui caractérisaient Bordeaux à cette époque déteignait sur mon mental. Cet aspect sombre de Bordeaux a d’ailleurs été un des ingrédients majeurs de mes romans par la suite.

« La beauté de Bordeaux est très cosmétique »

Et puis cette ville a grandi, a changé, comme moi, et mes relations aujourd’hui avec elle sont moins sentimentales. Certes Bordeaux est aujourd’hui jolie, attire les touristes, mais elle me charme moins. Je trouve que sa beauté est, disons, très cosmétique, très superficielle, comme si Bordeaux ressemblait de plus en plus à la société qu’on nous construit… A savoir une société du loisir et de la consommation. En fait, je m’y promène beaucoup moins qu’avant. Je m’y sens de plus en plus extérieur.

Mais attention, il ne faut pas pleurnicher, une ville c’est fait pour changer, je ne veux pas faire de la nostalgie de bazar. Je ne vais pas pleurer parce que la cité Lumineuse de Bacalan où j’ai passé mon enfance a été détruite (construite en 1960 à l’extrémité de la rue Achard, cette barre longue de 200 mètres comptait 15 étages et 360 appartements LOGECO. Elle a été rasée en 1997, NDLR). Ou parce qu’aujourd’hui les hangars qui se situaient tout le long des quais ont été détruits. D’ailleurs, c’est chouette, maintenant on voit enfin la Garonne. Avant, du temps des installations portuaires, il fallait se rendre sur le pont de Pierre ou dans les étages de la cité Lumineuse pour voir le fleuve.

La Cité lumineuse à Bacalan, en 1963 (Michel Le Collen/bassinsaflot.fr/DR)

Justement vous parlez de Bacalan où vous viviez avec vos parents. Quels souvenirs en gardez-vous ?

Mes souvenirs de Bacalan, c’est tout d’abord ceux du port, un vrai, en activité. Ça avait de la gueule avec les bateaux et les trains qui allaient et venaient. C’est aussi la Base sous-marine, cet immense machin, à l’époque totalement à l’abandon, qui m’oppressait comme si pour moi ce lieu était maudit, et les champs derrière où mon père m’emmenait à la chasse aux chardonnerets.

Mais je me souviens surtout d’un quartier ouvrier qui vivait pas trop mal, de Mai 68, avec les usines occupées et les drapeaux rouges plantés dessus, de ma mère qui aidait les immigrés en leur donnant des cours d’alphabétisation… Tout ça, ça forge la conscience de classe. Et un sentiment de révolte.

Désarroi

Ce sentiment de révolte, vous l’avez toujours ?

Oui, tout le temps. Même si aujourd’hui le désarroi et l’écœurement sont en train de prendre le pas. Ce qui m’écœure le plus ? Le libéralisme scandaleux des milliardaires américains qui ont élu Trump, l’ultralibéralisme dictatorial de la Chine, l’inaction – pour ne pas dire l’inexistence – absolue de l’Europe qui n’est qu’un marché commercial et financier, l’Afrique en perdition, le désastre climatique… N’en jetons plus, la coupe est pleine, non ? En fait, je ne vois pas beaucoup d’éléments dont je pourrais me réjouir.

Vous êtes affilié à un parti ?

Non, j’ai milité un temps au Parti communiste, du temps de Monseigneur Georges Marchais, un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître. C’était bien avant que ce parti ne devienne ce qu’il est aujourd’hui : un ossuaire. Avec des amis, on s’amusait alors beaucoup des faux-culs staliniens qu’on y rencontrait. Puis j’en suis parti parce que trop d’hypocrisie ça va un moment.

Aujourd’hui, je me sens très proche du mouvement Ensemble, une composante du défunt Front de gauche, qui est porté par Clémentine Autain. J’apprécie vraiment la démarche radicale et unitaire de ce mouvement. A Bordeaux, les gens qui en font parti, sont des gens avec qui je peux réfléchir. Vraiment réfléchir. Mais c’est peanut, je le sais bien, c’est un tout petit groupe qui ne pèse vraiment pas grand chose.

« Il faut que le PS disparaisse »

Que vous inspire l’actualité politique ?

Les primaires de la droite ? Je m’en fous. Juppé a perdu, il paraît qu’il fait la gueule. Je veux bien le croire mais je ne vais pas pleurer. Même si le combo droite libérale avec Fillon et extrême-droite néofachiste avec Le Pen n’est vraiment pas du tout excitant…

Les primaires de la gauche ? Je m’en fiche aussi. Il n’est pas question que j’y participe, pour moi de toute façon, ce sont les primaires du PS et non de la gauche. Et puis je ne veux pas avoir affaire à ces gens-là. Le PS est en train de crever, et bien qu’il crève. Ce parti a déjà fait assez de mal : il faut qu’il disparaisse. Si ces présidentielles sont l’occasion de s’en débarrasser, qu’il en soit ainsi. Bien sûr cela signifiera que la droite accédera au pouvoir et ça je ne m’en réjouis pas du tout, loin de là. Mais ce sera, aussi et surtout, je l’espère vraiment, l’occasion de reconstruire quelque chose de durable et de vraiment de gauche à la place de… de ce qu’est devenu ce que l’on appelle la gauche.

De toute façon, je suis très pessimiste pour 2017. Je pense vraiment que c’est mort pour la gauche. Et quand je vois comment la société envisage, presque avec sang-froid, une victoire éventuelle de Le Pen, je me dis qu’en 15 ans on a changé de planète. C’est affolant.

Vous semblez assez pessimiste. C’est pour ça que vous écrivez des polars ou disons, des romans noirs ?

Certainement. J’ai commencé par écrire des polars parce que j’aimais beaucoup en lire. J’adorais, et j’adore toujours, Manchette, Dashiell Hammett, par exemple. Ce qui me plaît dans ce genre littéraire, outre la vision somme toute très pessimiste du monde qui s’en dégage, la violence qu’on y trouve, c’est surtout cette espèce de naturalisme sauvage…

« Laisser un monde moins dégueulasse aux enfants »

Vos livres se vendent bien, vous avez obtenu plusieurs récompenses, comme le prix Le Point du polar européen pour « Après la Guerre » (2014), ou le Grand Prix de Littérature policière pour « Les Cœurs déchiquetés » (2009). Mais vous êtes toujours resté prof. Le métier d’écrivain ne suffisait pas ?

Les écrivains français qui vivent de leur plume se comptent sur les doigts d’une main. Moi, pendant longtemps, je touchais aux alentours de 3000 euros par an en droits d’auteur. Alors oui, je devais bosser à côté. Et puis, c’est peut-être très bête à dire, mais j’ai aimé jusqu’au bout mon boulot d’enseignant. Transmettre le plaisir de lire et d’écrire à des gamins a toujours été pour moi une vraie source de satisfaction.

Même si enseigner n’est pas un travail de bisounours, notamment dans un contexte de réformes vraiment déprimantes, comme la dernière portée par Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Education nationale, qui instaure la pédagogie par compétence, une notion qui nous vient du milieu de l’entreprise. C’est un fatras idéologique qui met les profs dans la panade parce que c’est impossible à mettre en place. A mes yeux, imposer l’idée de compétence dans l’éducation sert à faire baisser insidieusement l’offre de formation, dans le seul but de rendre les gens plus malléables, plus employables…

La jeunesse vous touche, cela se sent dans vos romans, où il y a presque toujours un personnage d’enfant.

Oui. Je n’ai pas de gamin, je ne suis pas père. Par contre, j’ai connu beaucoup d’enfants, dont certains avaient des fêlures, des blessures qui me touchaient infiniment. Quand j’écris, créer un personnage de gamin, c’est pour moi, une manière de mettre en lumière, par effet de contrastes, la grossièreté, la bêtise ou la lourdeur des adultes. Je crois que la plupart du temps, les adultes comprennent moins bien les enfants, que ces derniers ne les comprennent. Et puis, je vais encore dire une énorme banalité, mais la jeunesse c’est l’avenir. Si on pensait davantage aux gamins, si on essayait vraiment de leur laisser un monde un peu moins dégueulasse, ce serait vraiment sympa.

Vous avez commencé un nouveau livre ?

Oui, j’en suis à la phase de documentation. L’action se passera en mai 1871 pendant la Semaine sanglante à Paris. C’est une période qui me tient vraiment à cœur : quand je vois le nombre de trains qui sont passés alors et qu’on a ratés, je me dis que c’est tragique.


#Bacalan

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