Jean Eimer, qui fut journaliste à Sud-Ouest, reprend, et c’est une excellente idée, des chroniques qu’il écrivit durant l’été 1977. On pourrait croire qu’elles datent. Elles sont au contraire d’une étonnante modernité.
« Le journal d’un clochard » paraît donc, aux éditions Cairn, avec des illustrations pleines de finesse et de drôlerie de Christian Gasset. Les deux complices nous avaient donné, en 2015, un délicieux « Voyage dans les Pyrénées avec un âne », chroniques parues, en 1985, toujours dans Sud Ouest.
Il était certes audacieux de se lancer dans un périple en compagnie d’un âne assez peu ravi de quitter son pré pour escalader des montagnes. Mais moins que de se déguiser en clochard pour faire l’expérience de ce qu’est la vie quotidienne de ces hommes en marge d’une société qu’on ne disait pas encore de consommation mais qui en prenait déjà le chemin.
« Bizarre ce projet d’aller étudier de l’intérieur le monde de ces laissés pour compte de la société, des exclus, des sans-abris, des clodos en se faisant moi-même clodo. »
Ce projet sera réalisé, mais bien plus tard, par le psychanalyste Patrick Declerck qui a donné, en 2001, un récit des quinze années où il a, par intermittence, partagé la vie des gens de la rue, « Les naufragés, avec les clochards de Paris », collection Terre humaine, chez Plon.
L’invisibilité
Même sur la Côte d’Azur la vie n’est pas simple. Très vite, notre explorateur se heurte à l’indifférence, voire à l’hostilité des passants. Et très vite aussi naît ce sentiment d’invisibilité qui est si souvent exprimé par ceux qui font la manche dans les rues commerçantes de nos villes. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’y a guère de complicité entre les clodos – ils échangent parfois de tuyaux, peuvent faire circuler une bouteille de vin, mais ils sont avant tout des rivaux prêts à se battre pour arracher quelques sous aux passants. Chacun a sa stratégie, son territoire d’élection. Rien à voir avec Diogène et son tonneau ou quelque clochard céleste ; guère de sagesse à en tirer, tout juste des éléments d’un manuel de survie en milieu hostile.
Le corps souffre – de la chaleur et du froid, de l’inconfort des nuits passées à la belle étoile, d’une hygiène incertaine et de la nourriture insipide distribuée par les organisations caritatives. A propos du Fourneau économique tenu par des religieuses et où le menu pourrait être alléchant – riz, polenta et boudin -, Eimer note :
« Puanteur corporelle et relents de grosse tambouille en font un purgatoire plus proche des fourneaux infernaux que des zéphyrs parfumés du paradis. »
L’esprit souffre aussi qui se sent assez vite entraîné sur une piste qui pourrait être dangereuse.
« Et si ma lassitude voulait me dire : attention, danger ! Comme si, à mon insu, elle voulait m’éloigner des oripeaux de la misère, briser l’identification en cours, me ramener à la vraie vie en m’arrachant à celle que le rôle me donne (…) La contamination gagne et le divorce d’avec les gens “normaux” s’accentue ? »
Fragments de misère
La richesse de ce petit livre vient de ce que Jean Eimer est bien conscient des problèmes que pose ce « faire semblant ». Il échappe au piège du voyeurisme en se mettant lui-même en jeu et en danger mais ne se départit jamais d’un humour qui réintroduit une distance entre lui et les clodos, entre lui, le journaliste, et le clodo dont il endosse momentanément la peau, mais lui permet de sentir également celle qui existe entre le monde des exclus et celui des privilégiés.
Il rencontre peu de gens qui le reconnaissent comme un frère en humanité, des religieuses au sourire lumineux, une pharmacienne qui soigne ses pieds couverts d’ampoules – ce n’est déjà pas si mal : des êtres vivants qui touchent ces corps salis et usés et ne se protègent pas derrière des guichets. Il n’a pas la prétention de faire l’anthropologue mais son empathie pour ceux qu’il croise lui permet d’effectuer des coups de sonde qui ramènent chaque fois des fragments de misère et d’humanité souffrante.
L’écriture de Jean Eimer est nette – ici la discipline du journaliste évite qu’on se perde dans le pathos – et va directement à l’essentiel, sans jamais se donner des airs de spécialiste de la sociologie des exclus. Elle témoigne de ce qu’il a vu et que peu de gens voient.
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