Plusieurs événements conjoints, en ce début d’année, nous interrogent sur la question des lieux de spectacle à Bordeaux. D’une part, la fermeture de la Boîte à Jouer, rue Lombard, pour des problèmes de mise aux normes de sécurité qui semblent insolubles dans l’état actuel des choses, d’autre part, le rapprochement du Cuvier, CDC d’Artigues avec la Manufacture Atlantique.
On pourrait y ajouter la fin programmée du Bootleg, suite à une décision de justice liée à un conflit entre les occupants et le propriétaire des locaux, mais j’en resterai pour ma part aux deux premiers exemples, qui m’amènent à quelques réflexions.
Il y a 20 ans, je disais à qui voulait l’entendre que c’était le bon moment pour ouvrir de nouveaux lieux de spectacle à Bordeaux. En prenant comme référence et point de comparaison la ville-sœur de Toulouse, fortement dotée en théâtres et autres lieux de spectacles, je considérais que le retard de notre ville en terme d’infrastructures culturelles était une chance, car tout était à inventer, à construire, à développer, un développement que la rivale toulousaine avait déjà accompli.
Déficit de lieux
Et de fait, à la fin des années 90 et plus particulièrement autour de l’année 1997, trois théâtres ont ouvert : le Glob, dans le quartier des Chartrons, le Pont Tournant, à Bacalan, et le TNT — aujourd’hui Manufacture Atlantique — tout au sud, sur les boulevards.
Ils s’installaient aux côtés de la seule institution d’envergure, le Théâtre du Port de la Lune, Centre dramatique national, de quelques théâtres municipaux dans la périphérie, ainsi que de quelques structures plus modestes déjà en place (du moins en termes d’espaces et de moyens), comme La Lucarne, la Boîte à Jouer ou le Théâtre de la Source à Bègles.
Même si l’on y ajoute le Molière-Scène d’Aquitaine, agence de la Région pour le spectacle vivant, c’était très peu à l’échelle d’une agglomération comme Bordeaux. Ces initiatives d’artistes et d’acteurs culturels venaient donc pallier un déficit de lieux de travail, de recherche et de représentation pour les compagnies de spectacle vivant.
Depuis cette époque, si le secteur institutionnel s’est développé, notamment avec l’agrandissement du CDN devenu TNBa, la création de l’EPCC Carré Colonnes et l’obtention du label CDC par le Cuvier, si les structures municipales de la périphérie se sont consolidées et remplissent leur rôle dans la chaîne de production / diffusion du spectacle vivant, les initiatives indépendantes ont connu beaucoup plus de difficultés. Certes d’autres « petits lieux » ont éclos, mais avec si peu de moyens qu’ils ont de la peine à survivre.
Deux projets menacés
Or, l’essentiel de l’insertion professionnelle des jeunes artistes, leurs espaces de recherche et d’expérimentation, ainsi que leurs premières rencontres avec le public s’effectuent dans ces structures indépendantes (certains les qualifieront d’intermédiaires) qui s’inscrivent dans une complémentarité constructive avec les institutions culturelles. Ce sont justement deux de ces indispensables projets qui sont aujourd’hui menacés.
La Boîte à jouer, dont la réouverture des locaux est très incertaine, parce qu’une nouvelle implantation signifierait un redémarrage à zéro bien compliqué et très aléatoire. La Manufacture de Chaussures parce qu’avec l’installation du CDC dans cette ancienne usine, de deux lieux de travail, on n’en fait plus qu’un.
Il est évidemment illusoire de penser que dans cet espace — qui plus est réduit en raison de la démolition d’une partie du bâtiment —on pourra fournir aux compagnies le même soutien qu’auparavant.
Diagnostic
Car c’est bien là que se situe le véritable problème. Les espaces en eux-mêmes n’ont d’intérêt et d’importance que dans leur capacité à accueillir des équipes artistiques au travail, puis de présenter ce travail au public. Cette capacité se réduit aujourd’hui fortement. Les compagnies le savent, qui se mobilisent actuellement pour tenter de sauver ces lieux indispensables à leur survie.
Mais y parviendront-elles ? Alors que les compagnies déprogrammées de la Boîte à Jouer réfléchissent à des actions pour soutenir le théâtre aujourd’hui fermé, celles qui sont proches de la Manufacture Atlantique font circuler une lettre-pétition.
Au delà des faits ponctuels de ces dernières semaines, il convient de porter un regard plus large sur la situation des lieux de spectacle indépendants (j’entends par là non-institutionnels). La lettre que le Maire de Bordeaux a adressée aux directeurs de théâtres de la ville, leur demandant de recevoir Richard Coconnier, chargé d’une mission de diagnostic sur les lieux de spectacle, le précise bien : « éléments contextuels (…) : des problèmes chroniques dans la plupart des lieux : marge artistique réduite, équilibre financier précaire, pénurie de lieux… »
Pas de vision métropolitaine
On ne peut qu’être d’accord ! Depuis des années, ces projets survivent avec les plus grandes difficultés, ne peuvent rémunérer décemment les artistes, sont incapables d’entretenir convenablement leurs locaux, et n’ont que très peu de perspectives de développement. Ils sont pourtant un indispensable maillon de la chaîne professionnelle du spectacle vivant. Ce sous-financement chronique, que connaissent aussi le Glob et le Théâtre du Pont Tournant, sans parler des projets plus récents comme Lieu sans Nom, met tout ce secteur en grande fragilité.
Sans préjuger de ce que préconisera l’étude de Richard Coconnier, on peut d’ores et déjà regretter une politique des arts de la scène qui, certes, tente de panser des plaies déjà béantes, mais n’arrive pas, depuis plus de 20 ans, à se projeter dans l’avenir, à définir un véritable projet à l’échelle de la ville et encore moins de la Métropole, à s’appuyer sur une vision globale à même de donner aux artistes du spectacle vivant le contexte favorable dans lequel ils pourront développer leurs projets localement pour mieux les exporter hors de nos murs.
Le problème posé actuellement par la situation de ces deux théâtres n’est que le symptôme d’une situation dégradée de longue date. Si ce déficit dans la politique culturelle n’est pas propre à Bordeaux, comme l’attestent les récentes « Assises nationales des directeurs des affaires culturelles des collectivités », ainsi qu’une note de conjoncture de l’Observatoire des politiques culturelles datée de ce mois de janvier, notre ville en pleine évolution serait bien inspirée de ne pas laisser ses artistes au bord du chemin.
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